Citations sur Ordalie (13)
"Manquer son père" est un drame véritable. Ne pas avoir eu le temps de parler avec lui, ni d'engager la discussion sur des thèmes nécessaires à la construction de soi, à l'avènement d'une conscience adulte, quand on est tout enfant et qu'on cherche un modèle, que l'on est à l'affût pour débusquer dans un regard, un geste, un timbre de voix, ce qui sera un principe absolue de conduite et de croyance, reste une tragédie totale.
La haine fut ma compagne. L'envie et la frustration mes meilleurs amies.
(...)
Je suis seul. J'ai froid. Personne ne boit le café noir avec moi ce matin.
Chaque jour cette mélasse est plus amère. La solitude, les remords, le dégoût que je cultive pour ce que je suis sont mes uniques compagnons.
Je ne parlais toujours pas. J'avais envie de pleurer.De joie? De rage? Les deux. Elle m'aimait. Mais pas du même amour que moi.
(...)
Dans l'objectif, son corps était renversé. Ainsi offerte, elle rencontrait mon propre bouleversement. Celui que je ne pouvais pas vouer. J'avais alors dix-huit ans. Je serais bientôt un homme et je ferais bien mieux dans la vraie vie de de prendre des clichés de femmes.
Dans la beauté d'Ilse, je devinais quelque chose de décalé. Ses bas filés me chantournaient l'âme, et, au lieu d'y déceler la nervosité de mon adorée qui se cognait à tous les meubles, j'y inventais une faille, une prédisposition chez elle pour moi, pour mon malaise (...) Ilse était belle et sa beauté me faisait mal. J'aurais voulu lui rendre cette douleur. Mais je restais dans un coin de la cuisine, les bras ballants, la bouche pâteuse, à m'imaginer ce que j'aurais pu vivre si j'avais eu le courage de la prendre contre moi.
Et je cherche à écrire ce point de feu. L’écrire, non pour brûler le papier, mais pour viser quelque chose hors de moi. Quelque chose qui m’échappera et qui, par la même occasion, me délivrera définitivement de mes actes et de mes sales souvenirs. L’absence et le remords me constituent. Ils ont le visage de ma cousine. Je dois éprouver ma nuit, considérer ce soleil, et lui demander pardon. Elle sera clémente. Je le sais déjà. Ilse demeure l’unique belle chose qui me soit arrivée. Je voudrais que mes mots rencontrent son histoire. Je voudrais la serrer dans mes bras. Enfin.
Ilse et Lenz formaient les deux volets d'un dyptique impossible. De feu et d'eau.
Il n'y a pas de mouvement créatif ni de réflexion honnête sans cette prise de risque où l'artiste engage tout son être et se met en danger.
Dans les camps, on donnait des concerts. Quand ils s'éxécutaient, les musiciens s'efforçaient à ne rien ressentir. L'intention de la musique restait contenue. L'intention ? Oui, son fondement humain. En de telles circonstances, celui-ci ne pouvait se dire. Et pourtant, des hommes, tous condamnés, inventaient une musique. Ils n'y croyaient pas au départ, ils la donnaient a minima et elle finissait par les dépasser.
Les photos que je pris après ma noyade manquée m'obligèrent soudain à voir le monde réellement. L'objectif devint l'oeil qui jusque là m'avait fait défaut. Après ma mort, les virgules blanchâtres que les mouettes traçaient sur la ligne d'horizon me révélèrent ce que je n'avais jamais voulu voir : la barbarie, l'indifférence des salauds.
Je suis seul. J’ai froid. Personne ne boit le café noir avec moi ce matin. Chaque jour cette mélasse est plus amère. La solitude, les remords, le dégoût que je cultive pour ce que je suis sont mes uniques compagnons.