Comme je suis heureux d'avoir lu
Les Misérables avant ce petit livre de
Paul Lafargue. Et comme je suis heureux d'avoir lu Lafargue faire descendre du piédestal sur lequel j'avais tendance à le placer,
Victor Hugo. Car ce livre, plus que tous les débats que j'ai pu suivre sur la question, m'aura fait "évoluer". Quelle question ?
J'avais l'esprit du côté de ceux qui pensent que l'on ne peut pas distinguer l'oeuvre de l'auteur. Et pour cause, une oeuvre n'est pas un travail "ordinaire" :
Hannah Arendt dans La
condition de l'homme moderne (et justement contre la vision marxiste du travail) distingue l'oeuvre (destinée à imprimer le monde de l'empreinte de l'homme), du produit de son travail (destiné à une consommation immédiate, produit de la nécessité de vivre). Et si c'est l'action qui tient la place la plus noble dans sa trilogie (travail, oeuvre, action), seule à même de réellement permettre de créer le lien entre les hommes (un lien qui ne se médiatise pas dans une production, fut-elle "oeuvre"), la réalisation de l'oeuvre, se distingue malgré tout du travail. Elle n'est pas aliénante, mais est libération. Car, pour Arendt, l'oeuvre implique la maitrise, elle symbolise l'homme autonome ; contre le travail qui, précisément, en est la négation (comme l'organisation scientifique du travail en est la plus parfaite illustration). Par l'oeuvre, l'homme s'exprime véritablement et agit sur le monde, le façonne à son image [pour le meilleur et pour le pire d'ailleurs]. Quand pour Marx, non sans une certaine ambiguïté (peut-être liée à celle du concept de travail lui-même), c'est par le travail qu'il y parvient ; tout en critiquant les conditions de sa réalisation dans un monde bourgeois.
Alors, oui sans doute, Lafargue a raison de montrer que le socle d'une de nos plus illustres figures littéraire est bien bancale, que la pierre de cet homme statufié est bien friable pour peu que l'on gratte le vernis... peut-être même vermoulue, rongée par les vers de l'avarice et d'un "hugoïsme" pire que tout égoïsme. Mais outre que tout "grand" homme a ses ambivalences, pour ne pas dire ses vices (le père de l'épouse de Lafargue lui-même, son maître à penser,
Karl Marx, n'a-t-il pas vécu au crochet d'Engels, qui tirait sa fortune de la propriété de moyens de production industriels ? Pire : Marx n'a-t-il pas abusé de certaines des femmes qu'il employait comme personnel de maison comme l'aurait fait le pire des bourgeois ?), outre cela donc, on peut, peut-être, considérer que c'est l'oeuvre qu'il laisse qui importe le plus (l'oeuvre de Marx est immense et sans conteste, pour moi, un bien fait pour notre compréhension des rapports sociaux). Et voilà que, lisant la face sombre de
Victor Hugo, je me mets à douter plus encore de ce que je croyais : l'homme, sans doute, DOIT ÊTRE, précisément, distingué de son oeuvre, à tout le moins lorsque celle-ci est plus grande que lui, c'est-à-dire lorsqu'elle nous permet, comme le disait si bien Orwell, de devenir plus humains.