Citations sur La petite communiste qui ne souriait jamais (210)
En 1984 ou 1985, je ne sais plus où, une femme est morte après un avortement. La Securitate a obligé la famille à organiser les obsèques devant l'usine, son cadavre était exposé pour l'exemple. L'exemple... ils exposaient aussi le corps des vivantes, comme Nadia, avec ces cartes postales d'elle partout, ses triomphes : mortes ou vivantes, on leur était utiles.
Béla scrute ses cernes, son odeur, boit-elle suffisamment entre les entraînements ? Et il doit également s'occuper de celles qui forment le décor maintenant, des figurantes : les autres filles de l'équipe. Ennuyeuses, prévisibles, leur peur et leur fatigue qu'elles tentent de dissimuler quand Nadia, elle, est une plante carnivore de dangers dont il faut la gaver. Elle suit ce que son corps lui dicte, ce corps capable d'inscrire le feu dans l'air, une Jeanne d'Arc magnésique. Elle grignote l'impossible, le range de côté pour laisser de la place à la suite, toujours la suite.
[ Ceaușescu, Roumanie ]
Il y avait le bloc de l'Est et l'Ouest. Lui se faufile, il s'improvise passage de l'un à l'autre.
Comment l'appeler ? Camarade paraît trop familier pour celui qui, à peine intronisé président, commande à un architecte un sceptre de roi pour la cérémonie.
(p. 113)
Elles se prennent à rêver d'en avoir un comme celui-là, un corps rapide. Les petites filles de l'Ouest ne reprennent pas de gratin et refusent leur dessert le soir même, investies d'une mission secrète, répandre le blanc, ce merveilleux blanc du justaucorps et de la magnésie et de la vie sacrée de Nadia dans la neige, certainement, là-bas où il n'y a rien.
(p. 28)
Elle apparaît -un ange-, remarquez ce halo tout autour, une vapeur de flashs hystériques, elle s'élève au-dessus des lois, des règles et des certitudes, une machine poétique sublime qui détraque tout.
... la première fois que ma mère est venue à l'Ouest, c'était dans une banlieue du New jersey, eh bien, elle a pleuré dans les allées du petit supermarché.
Je cherche à comprendre. Pleurait-elle de joie, Stefania, devant l'émotion de ces nouveaux choix, le fait même d'avoir le choix, et Nadia me coupe la parole, presque brutale. Le dégoût de cet amoncellement absurde, me corrige-t-elle. La tristesse de se sentir envahie de désir devant tant de riens. " Chez nous, on n'avait rien à désirer. Et chez vous, on est constamment sommés de désirer. "
Mes parents sous Ceausescu, allaient à la montagne, au restaurant, au concert, au cirque, au cinéma, au théâtre ! Tout le monde gagnait plus ou moins la même chose, les prix n'augmentaient presque pas ! Ils avaient constamment peur, c'est vrai, peur qu'on ne les entende dire des choses interdites, aujourd'hui, on peut tout dire, félicitations, seulement personne ne nous entend.... 255 et suite
Et Hamlet, vous savez : "Il y a quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark" ? Ça, je ne l'oublierai jamais : l'acteur a simplement marqué une petite pause après "royaume" ; oh, on a compris, on l'a ovationné, tous debout, on était bouleversés, il exprimait ce qu'on ne pouvait plus dire. La phrase a été interdite dès la représentation suivante.
Autour de Nadia, les chiffres continuent de s'accumuler cet été 1976 ; cinq mille appels reçus à la Fédération canadienne de gymnastique en moins de trois mois, aux Etats-Unis, soixante pour cent d'appels supplémentaires aux urgences : celles qui ont voulu "jouer à Nadia" se sont cassé le poignet ou la cheville.
À qui est la cuisse ? Et ce ventre ? Nadia soulève son tee-shirt devant la glace précautionneusement. L’envie de pleurer l’assoit sur le tapis de sa chambre, elle inspire profondément pour que ça passe, une nausée de tristesse. Pas envie. Plus envie. Elle est traversée de peine. Sa vie, dure comme un vaillant train télécommandé, s’enraye. L’obéissance n’est qu’une des pièces détraquées et manquantes du puzzle parfait de sa vie précédente, parmi celles-ci : cette faim permanente qui rend le sommeil difficile (rêver qu’on mange et s’éveiller à l’aube terrorisée d’avoir failli manger), les mains entamées d’ampoules et de minuscules coupures jamais refermées, les cuisses tatouées de bleus ancrés dans les veines et ces muscles dont les fibres lâchent, tendons claqués toujours rattrapés de justesse par les indispensables codéine et cortisone.