L’ostracisme dans lequel l'État a tenu systématiquement à l'écart les œuvres de Degas n a servi de rien ; le maître a conquis sa vraie place. Mais ce mauvais vouloir des dirigeants de la rue de Valois et de la maison du coin du Quai Malaquais n’est-il pas toujours et obstinément exercé à l’égard des artistes dégagés de la sacrosainte formule officielle? S’il ne s était trouvé de généreux donateurs, que posséderait le Louvre d’œuvres de Corot, Millet, Rousseau, Decamps, Daubigny, Diaz, Manet, etc., etc. ?
Si les productions de Degas ont troublé, désorienté nombre d’esprits timides et incertains, cela vient, comme l’a écrit Castagnary dans sa préface du catalogue de l’exposition de Manet — avenue de l’Alma, en 1867, — de ce que « la sincérité d’un artiste donne à ses œuvres un caractère qui les fait ressembler à une protestation, alors que le peintre n’a songé qu’à rendre son impression. »
Il ne s’agit donc plus de défendre Degas, de faire le coup de feu pour lui. L’heure de la justice a sonné, le jour des verdicts équitables est venu. La grandeur et le beau de son œuvre sont presque universellement reconnus et proclamés.
Degas, le peintre de la vie moderne, s'affirme un pur classique qui, quelque étonnante que la constatation en puisse paraître — s'apparente beaucoup plus aux anciens qu'aux modernes, aux primitifs qu'aux contemporains. Il forme le chaînon qui rattache le passé, la bonne et solide tradition, à l'avenir; il la prolonge magnifiquement. Comme l'a noté M. Jacques Blanche, il relie ce passé au plus immédiat présent.
Degas a le sens des sacrifices, il n'hésite pas à éliminer ce qui est superflu, à subordonner le détail à l'ensemble. Il recherche l'expression par l'harmonie des formas et des couleurs, qu'il préfère — très justement — à l'harmonie par le sujet. Les lignes essentielles d'une figure occupent avec lui leur véritable place, ainsi d'ailleurs que les accents. Par une telle synthèse, il atteint le style.
Degas restera une des plus hautes et des plus subtiles intelligences de notre temps ; disons mieux, de tous les temps, spontanée, personnelle, d'une étonnante acuité, élargie par l'observation toujours en éveil. Il offre un des exemples les plus typiques du développement d'un artiste conformément aux exigences de sa nature.
On n'entre pas de plain-pied dans l'oeuvre de Degas. Il faut d'abord rentrer en soi-même pour en éprouver la séduction.
A la vérité, quelques-uns, dès ses premières productions, reconnurent en lui le véritable dépositaire des grandes traditions de l'Ecole française ; mais ceux-ci étaient étrangement peu nombreux.