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Critique de Tempsdelecture


Quel drôle de récit que celui-ci, quelle tristesse! Gunnar Hede est un jeune homme sensible qui a tout du garçon sympathique, quoique très rêveur, idéaliste et excessivement naïf. Peu à peu, il perd tout, son violon, son domaine, sa fiancée, ses chèvres, sa tête, comment ne pas le prendre en pitié? Effectivement, dans ce récit extrêmement court, à peine cent quarante pages, Selma Lagerlöf ne s'embarrasse pas de grandes emportées exaltées, un trait qui caractérise certains auteurs du mouvement romantique où les encyclopédies littéraires ont décidé de la ranger. le violon, et ses envolées lyrique, est là pour instiller cette atmosphère mélancolique, presque dramatique. Ainsi que ce personnage dont la sensibilité et l'intégrité l'entraînent dans les abîmes insondables de la folie.

          La folie représente, il me semble, une des plus grandes tragédies intimes, celle qui touche le plus profondément l'homme. Car Gunnar, exemple parmi tant d'autres en littérature, expérience ici la perte la plus rude qui soit, la perte de lui-même, la perte de son nom, après celle de sa fiancée, de son violon, de ses bêtes, de sa crédulité, de son insouciance. le besoin impérieux d'argent pour conserveur la seule chose qu'il lui restait, le domaine familial et par la même occasion l'instabilité de la situation financière de sa mère, a fini par tourner à l'obsession: la vente de sa marchandise devient l'unique but de sa vie. Jusqu'à l'élément déclencheur, la perte de ses bêtes. Mais comment expliquer un tel changement de personnalité, lui qui a désormais peur de chaque quadrupède qu'il croise? Comment une telle atteinte à son intégrité, à son moi profond est-elle possible?

          Ce roman a de grandes allures de conte, philosophique, fantastique, un mélange des deux, ne serait-ce que par la longueur du texte. On y retrouve également quelques motifs typiques du monde-là: les personnages (le héros qui porte un surnom d'animal, la petite fille, la vieille femme au milieu de la forêt, la marâtre que la petite fille fuit parce que moins aimée que les enfants naturels, les êtres imaginaires - trolls), le schéma narratif, le merveilleux (le château ensorcelé, etc). Et, surtout, cette atmosphère fantasmagorique qui confère au périple du Bouc et de sa jeune compagne de route une certaine forme d'onirisme. J'ai particulièrement apprécié cette collusion ente réalité et rêve, rêverie, Gunnar vs le Dalécarlien, le Bouc, un motif récurrent en littérature. Cet onirisme-là sert à la fois à souligner, et peut être atténuer, la tragédie de la condition de ces deux jeunes gens, en perte totale de repères, condamnés à errer dans un monde qui n'est visiblement pas le leur. Leur rencontre est opportune puisque leur solitude, et le mal-être qui les assaille, font qu'ils se complètent: d'une part, Ingrid pleine de vie tout autant que jeune fille spectrale et d'autre part Gunnar l'étudiant et le Bouc.

          Au niveau de l'atmosphère fantastique, ce récit n'est pas sans rappeler, à mes yeux en tout cas, à d'autres récits, d'autres auteurs que j'aime lire, Edgar Allan Poe, Théophile Gautier. Finalement la dimension onirique de ce conte n'est pas aussi plaisante qu'elle semble l'être car c'est bien dans leur réalité que Gunnar retrouve sa réelle identité, qu'Ingrid n'est plus cette ombre qui semble constamment être sur le point de faillir. La paix ne peut être trouvée que dans ce monde-là, loin de la fantasmagorie des rêves.

         Le traitement de la folie, la façon dont sont considérés les individus qui ont le malheur de sortir du lot est à la fois très touchant et déstabilisant, pas vraiment différent du traitement qui est réservé aujourd'hui à ceux qui ne rentrent pas dans le moule de la "normalité". C'est un conte écrit d'une bien jolie façon, qui a pour point d'appui la folie et le basculement dans la déraison. Conte philosophique, conte fantastique, l'auteure joue du folklore suédois pour dénoncer les vicissitudes qu'en tant que conteuse populaire elle a pu relever en étudiant les siens et en réempruntant aux mythes de sa région natale, la province de Värmland, située à l'ouest du pays.

          L'art de Selma Lagerlöf qui est celui de remettre à jour le modèle littéraire du conte est un pari réussi, en revanche il sera peut-être moins évident de l'apprécier tout en dégageant tous les enjeux de son écriture, il m'a fallu une bonne relecture pour mieux assimiler la portée de son récit, la profondeur de sa réflexion. Utiliser ce mode de récit en mettant à l'honneur sa culture populaire est, à mes yeux, une habile façon pour dénoncer le matérialisme ambiant en affichant, sur un mode métaphorique, son inanité. le motif de la folie pour transmettre le message de son conte est décidément intemporel et même avec nos yeux de lecteurs du XXIe siècle, ce mal que la conteuse dessine colle parfaitement à l'air de notre temps, là où les troubles mentaux ne sont qu'un épiphénomène parmi d'autres de la manifestation du mal-être grandissant de notre société. En tout état de cause, le terrible coup du sort de Gunnar Hede donne à réfléchir.
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