Petit retour en arrière. L'académie Goncourt née en 1903 a juste seize ans, et son jury déjà quelques bizarreries à son actif (comme le choix de
Marc Elder en 1913 rapporté joyeusement par T. L.), quand elle désigne à main levée chez Drouant sous la présidence de
Gustave Geffroy, ce 10 décembre 1919, en trois tours de scrutin et par six voix contre quatre (à
Roland Dorgelès), son dix-septième lauréat :
Marcel Proust. Prix très convoité car doté d'une récompense de cinq mille francs à l'égal de celui de la “ Vie Heureuse”, ancêtre du Femina (principal concurrent du Goncourt) dont le rôle joué dans la polémique
Proust/
Dorgelès est souligné dans l'essai ; le soutien actif de ses membres féminins à
Roland Dorgelès offre en effet à T. Laget l'hypothèse, très plausible dans le contexte, d'un pied de nez adressé à l'Académie G. par les "Vie heureuse" soutenant le recalé
Dorgelès qui, après quelques retournements de son fait et maints reports du vote, en fut l'heureux bénéficiaire. Or le Goncourt était censé promouvoir et encourager un « jeune écrivain » ce que
Proust n'était pas... ou n'était plus...
L'ensemble de la presse se déchaîna contre lui dès le 11 décembre 1919 en soulignant « l'injustice » faite à
Dorgelès par de vieux barbons du Goncourt “hors sol”, insensibles au « vrai style » qui ne pouvaient être, pour les uns, qu'aux ordres de
Léon Daudet (rallié à
Proust, Julia sa mère était déjà avant lui une lectrice attentive de l'écrivain) et de l'Action Française défendant donc une littérature décadente et faisandée, les autres soulignant le déshonneur de couronner un livre sur un monde fini ayant conduit la France à la ruine. Dans ce tollé d'indignation générale la critique était acquise aux Croix de bois dont l'auteur lui même journaliste était un exemple de patriotisme : trentenaire engagé cinquante mois dans la guerre juste achevée ; et un an après l'armistice, remarque très justement T. L., « être jeune » signifiait « être combattant », sur un tel terrain argumentaire
Proust pouvait continuer à s'étouffer...
Il dormait le jour de l'élection et fit une grosse crise d'asthme le soir même. Il défendit son livre et remercia ceux qui l'avaient élu (l'auteur de "
La guerre du feu",
J. H. Rosny aîné, était l'un d'eux), fut soupçonné de les avoir soudoyé... Vu d'aujourd'hui le déferlement d'hostilité à l'égard de
Proust confond : trop âgé, supposé à l'abri du besoin mais au fond, comme le montre T. Laget archives à l'appui, incarnant la figure idéale “d'embusqué” et “d'usurpateur”. Un vent mauvais, oubliant qu'il avait été l'un des premiers dreyfusards, dont « Les jeunes filles en fleur » se seraient bien passé balayait soudain la scène littéraire au mépris de la valeur d'une oeuvre au long cours (dont peu avaient pris connaissance du premier tome,
du côté de chez Swann, paru en 1913) et de toute création artistique. Au pays de la littérature l'essai est cruel pour la critique journalistique de l'époque et ses postures insupportablement partisanes. Des plumes trouvant là sans doute moyen de soulager leurs frustrations après quatre années d'Union sacrée.
Proust, ennemi tout trouvé, et la littérature, exutoire idéal en cette occasion, en firent les frais.
Cette lecture tombe à pic alors que les Goncourt s'apprêtent à remettre leur prix cette année à Cabourg, histoire de rappeler qu'ils furent parfois en phase avec la littérature. Ce journal du centenaire de l'attribution de 1919 arrive à point nommé pour rappeler l'audace exceptionnelle d'un choix (A l'ombre des jeunes filles en fleur) au regard de la longue série de romans couronnés depuis l'origine et maintenant oubliés. Comprendre les raisons des polémiques peu ordinaires soulevées par une élection qui s'annonçait pourtant presque anodine suppose d'avoir la mémoire rafraîchie et que le déroulement des faits soient resitué dans le contexte de leur époque. Ce que réalise T. L. avec élégance et maîtrise. Elégance envers
Dorgelès qui pouvait davantage être égratigné, maîtrise et recul dans l'analyse et la narration d'un journal du centenaire où l'humour n'est pas absent. le retour sur les mois qui précédèrent le Goncourt et sa succession de polémiques est opportun.
T. L. ravive l'histoire du prix, avec quelques portraits savoureux d'académiciens, et celle du Femina, il examine les prémisses de l'élection, ausculte le vote final des jurés et soupèse les arguments de chaque clan. le lecteur est immergé, dès le jour d'après, dans le climat d'outrances, entre calomnies et insultes, dont les archives regorgent et qui empoisonnèrent la réception critique du livre de
Proust. Tout est passé au peigne fin : la composition et l'attitude du jury “incriminé” par la presse, les reproches qui lui sont adressés ; le développement des stratégies respectives et divergentes des deux principaux candidats en lice (
Proust et
Dorgelès) ; le rôle et le poids de la presse foisonnante de l'époque toutes tendances confondues ; le terreau intellectuel et l'impact des idées et débats politiques du temps sur le dossier (la question du vote des femmes portée devant l'Assemblée, cette année-là, sensibilisait naturellement les membres du prix « Vie heureuse”. Jamais autant d'énergies, journalistique, politique et judiciaire (Gallimard assigna Albin Michel en justice sur la promotion des Croix de bois), ne se trouvèrent mobilisées de la sorte peut-être contre un écrivain et son livre ! Edifiant et passionnant.