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Critique de 4bis


4bis
07 septembre 2020
J'ai ressenti une forme de jubilation mâtinée de soulagement à la lecture des premières pages de ce livre. Avec les années, j'ai développé un goût d'autodidacte pour certains écrits sociologiques. C'est sans doute une conséquence des années qui s'accumulent : se retourner sur son existence, la contempler à la lumière de celles des autres (passées ou contemporaines), chercher à y établir des points de comparaison, des schémas directeurs. Et très vite, être frappée de cette intuition que seul le libre arbitre ne peut expliquer toute une vie. Que si, par exemple, on s'est marié à tel âge pour divorcer à tel autre, qu'on vit dans une zone pavillonnaire ou dans tel quartier de centre-ville, qu'on mange vegan, bio, slow ou fast food, sur tel fond musical, il y a là quelque chose d'éminemment culturel, générationnel, bref, social qui dépasse notre identité, notre seule liberté à agir ainsi. C'est peut-être aussi une manière de donner du sens à une existence dont le déroulement semble souvent échapper. J'avais ainsi été aussi fascinée que déconfite à la lecture de la Fin de l'amour d'Eva Illouz. Fascinée de comprendre par quels rouages économico-scopiques nos comportements étaient mus. Et déconfite de trouver l'individu à ce point réduit à incarner ces grands mécanismes qui le détermineraient.
Bernard Lahire s'oppose à cette manière de penser de grands ensembles qui atrophieraient la singularité de chacun. Et en même temps, il combat l'idée qu'un individu pourrait n'agir que sur sa volonté propre sans enracinement social. Non les catégories sociales n'épuisent pas l'identité de chacun, le « cadre intermédiaire », la « ménagère de moins de 50 ans » ne résument aucun des personnes pouvant entrer dans ces typologies. Et non les institutions ne sont pas dépassées par des individus dont l'addition des volontés propres les aurait dynamitées. Bon, ça fait quand même du bien de le voir confirmé ! En plus, B. Lahire fait montre, dans la première partie de son livre au moins, d'une belle énergie à battre en brèche des théories adverses très établies. C'est assez réjouissant.
Ce qu'il propose ensuite l'est tout autant. Nous ne sommes que social et notre rapport au monde est le point d'interaction entre le social que nous avons mémorisé (toutes les interactions dans notre histoire avec les autres individus dans la variation de tous les cadres institutionnels) et la situation que nous rencontrons (situation elle-même réductible à des paramètres sociohistoriques particuliers). L'intériorisation d'expériences de sociologisation passée nous conduit à développer des compétences qui sont autant d'aptitudes que notre analyse du contexte nous permet d'utiliser, ou non. Et la récurrence de ces utilisations les renforce tout en les modifiant subtilement selon le processus utilisé par l'apprentissage des intelligences artificielles (là, c'est moi qui extrapole de ce que j'ai compris).
J'ai trouvé cette lecture très stimulante. Elle m'a permis de mettre au clair un ensemble de critiques que j'avais contre des lectures sociologiques antérieures et de conceptualiser ce qui restait assez nébuleux auparavant. J'ai trouvé la progression des chapitres assez aisée et le style abordable hormis le chapitre consacré à Durkheim qui ne m'a pas apporté grand-chose car n'ayant rien lu du grand homme, je suis bien peu à même de voir l'intérêt de déconstruire certaines de ses contradictions.
Tout à mon enthousiasme, j'ai été toutefois un peu déçue que le livre se finisse ainsi. Lahire explique bien que cet ouvrage vise à rendre plus audible ses analyses et collationne à ce titre différents textes antérieurs. Moi, j'aurais bien aimé qu'il approfondisse la définition des institutions à la lumière de sa sociologie « dispositionnaliste, multidéterministe et à l'échelle individuelle ». Les institutions, auxquelles l'auteur conforte une place primordiale dans l'organisation sociale mais aussi individuelle, sont-elles elles aussi à lire comme l'intériorisation d'expériences que tous les individus qui la composent ont cumulé ? Existent-elles en elles ou seulement dans le regard de ceux qui les utilisent et dans la perception qu'en ont ceux qui les incarnent ? Est-ce seulement le poids des normes (lois, décrets, cadres contractuels) qui les font exister ou ne sont-elles pas, tout comme les individus, des entités à la croisée entre une intériorisation sociale et une situation contextuelle que leur passé leur permet d'appréhender d'une certaine façon ?
Et puis, curiosité et vieux dada personnel, j'aurais bien aimé aussi que soit creusée une réflexion sur la définition du pathologique à la lumière de cette singularité sociale. Comment ce concept de pathologique (qui s'incarnerait dans la maladie à l'échelle individuelle et dans la rupture de loi à l'échelle de l'interaction collective ?) pourrait être éclairé par cette pleine intériorisation du social ? Il me semble que cela fait bouger les lignes. Si quelqu'un a des propositions de lecture explorant ces thématiques, je suis preneuse !
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