J'étais content de retrouver mes clients. Il y avait vraiment des liens d'amitié qui s'étaient noués avec une bonne douzaine d'entre eux. Je les trouvais attachants. Malgré leur faible niveau d'études, leurs connaissances du monde limitées, leur situation sociale précaire, ils étaient honnêtes, serviables, solidaires. Ils avaient bon cœur. Toujours prêts à rire, à plaisanter, même quand ils en avaient gros sur le cœur. J'étais bien en leur compagnie, et j'avais aussi toujours plaisir à leur rendre les menus services administratifs dont ils pouvaient avoir besoin. Je les dépannais aussi parfois financièrement, en attendant des jours meilleurs.
En achetant le café, «j'héritais» en même temps de Moustique: c'était un petit gabarit: 1m55, une quarantaine de kilos; le corps d'un jeune ado tout maigrichon. Été comme hiver, il était toujours vêtu d'un costume gris anthracite élimé, sur une chemise d'un blanc douteux, au col usé. La quarantaine bien passée, célibataire, il habitait un studio au deuxième étage de l'immeuble accolé au café, dans la rue.
Il passait sa vie au Stalingrad: je crois que si on vérifiait ses artères, on y aurait trouvé de la bière à la place du sang. De la pression, il ne buvait que ça. En trois ans, je crois lui avoir servi deux ou trois cafés! Il arrivait à l'ouverture, et restait souvent jusqu'à la fermeture. Au fur et à mesure des bières, ses yeux devenaient vitreux, son phrasé ralentissait, sa langue butait contre les mots, et un grand sourire niais apparaissait sur son visage. Quand il avait trop bu, il rentrait chez lui faire une sieste, puis il revenait. Lorsqu'il ne réalisait pas son état, c'était moi qui le poussait à aller se reposer. Il partait en tanguant, sans faire d'histoire. Parfois, je devais le raccompagner jusque dans son lit.