Il est certain que Lahontan a travaillé littérairement ses textes ethnographiques en vue d'une publication, de la même manière qu'
Antoine Galland au même moment était en train d'arranger les contes arabo-persans des Mille et une Nuits (premier tome publié en 1704) pour les accommoder aux goûts des lecteurs Français. Cette transformation était sans doute la condition pour une large diffusion de ces oeuvres qui ont préparé les Lumières – auraient, selon l'anthropologue
David Graeber (dans Au commencement..., en 2023), habitué l'Européen à la vision d'un ailleurs, d'un être au monde différent, l'auraient confronté à un regard critique sur lui-même (effet de décentrement qui sera utilisé dans les Lettres persanes, Micromégas, Candide…), rendant possible l'idée centrale des Lumières : ce monde pourrait être différent. le chef indien s'exprime ainsi dans un français soigné (comment pourrait-il en être autrement ?), lui ont été conservées quelques touches de couleur locale comme "mon frère", "le grand Esprit", "le monde des âmes" (évoquant une compatibilité avec les conceptions chrétiennes - fraternité chrétienne, le Saint Esprit, le paradis -, et donc une autre application possible de celles-ci dans la société), et surtout "le Tien et le Mien", expression aux allures primitives, caractérisant une certaine attitude infantile des Européens quant à la possession, comme des enfants refusant de se prêter un jouet, exprimant parfaitement la division des individus provoquée par l'importance exagérée accordée à la propriété exclusive.
Si Graeber identifie volontiers Adario avec le célèbre chef Huron Kondiaronk qui a voyagé en France, la forme choisie du dialogue platonicien amène inévitablement à rapprocher le chef indien de la figure de Socrate, et à le considérer davantage comme une reconstruction-synthétisation des représentations indiennes. En face de lui, Lahontan, aventurier, est le porteur des positions caractéristiques d'un Français cultivé qui regarderait le monde indien avec naïveté et défendrait la logique de sa civilisation. Ré-exprimées par le point de vue indien, comme mises à nu et poussées par une ironie de type socratique, les certitudes de supériorité de l'Europe s'ébranlent. Cela dit, les conclusions de la dispute sont laissées au lecteur, et certaines failles dans la sagesse indienne apparaissent aussi, comme le mépris de la tribu voisine des Iroquois et la nécessité de se battre avec eux pour faire des esclaves (mais quel colon européen pourrait alors se permettre la critique ?). Ainsi, Lahontan tente de proposer à ses lecteurs une expérience de remise en question comparable à celle qu'il a probablement connue lors de ses Voyages en Amérique septentrionale.
La civilisation indienne apparaît parfois presque comme le renversement de l'Europe (rappelant le fonctionnement carnavalesque de textes comme le Voyage dans la Lune de Cyrano ou le théâtre de foire de Lesage - ce monde aux valeurs inversées ne serait-il pas au final presque plus désirable ?). Par la comparaison avec la simplicité des moeurs indiennes, sont mises en évidence la fausseté et les contradictions du mode de vie européen qui assujettit sa population sous des lois morales ou judiciaires extrêmement exigeantes - par quoi justement l'Européen se sent plus civilisé -, mais qui sont en contrepartie les générateurs d'un vice généralisé... plus haut est le mur, plus grande est l'ombre... foyer d'intolérance (bêtise des guerres de religion, où chacun veut persuader qu'il a le "bon" dieu, alors que la différence est relative), célibat des prêtres, virginité avant le mariage, monogamie stricte (les pêchés les plus visibles y dissimulent les plus graves), le triomphe des apparences, le pas vu pas pris des crimes évidents mais non jugés... le mensonge à soi d'une société qui veut se soigner avec des médicaments miracles au lieu de changer son hygiène de vie, la protection exagérée de la propriété, la fièvre de l'argent, et le gonflement terrible du sentiment d'envie et de frustration des exclus...
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