L’ÂME
Non ! Depuis qu’en ces lieux le temps m’oublia seule,
La terre m’apparaît vieille comme une aïeule
Qui pleure ses enfants sous ses robes de deuil.
Je n’aime des longs jours que l’heure des ténèbres,
Je n’écoute des chants que ces strophes funèbres
Que sanglote le prêtre en menant un cercueil.
MOI
Pourtant le soir qui tombe a des langueurs sereines
Que la fin donne à tout, aux bonheurs comme aux peines ;
Le linceul même est tiède au cœur enseveli :
On a vidé ses yeux de ses dernières larmes,
L’âme à son désespoir trouve de tristes charmes,
Et des bonheurs perdus se sauve dans l’oubli.
Cette heure a pour nos sens des impressions douces
Comme des pas muets qui marchent sur des mousses :
C’est l’amère douceur du baiser des adieux.
De l’air plus transparent le cristal est limpide,
Des mots vaporisés l’azur vague et liquide
S’y fond avec l’azur des cieux.
Je ne sais quel lointain y baigne toute chose,
Ainsi que le regard l’oreille s’y repose,
On entend dans l’éther glisser le moindre vol ;
C’est le pied de l’oiseau sur le rameau qui penche,
Ou la chute d’un fruit détaché de la branche
Qui tombe du poids sur le sol.
Aux premières lueurs de l’aurore frileuse,
On voit flotter ces fils dont la vierge fileuse
D’arbre en arbre au verger a tissé le réseau :
Blanche toison de l’air que la brume encor mouille,
Qui traîne sur nos pas, comme de la quenouille
Un fil traîne après le fuseau.
Aux précaires tiédeurs de la trompeuse automne,
Dans l’oblique rayon le moucheron foisonne,
Prêt à mourir d’un souffle à son premier frisson ;
Et sur le seuil désert de la ruche engourdie,
Quelque abeille en retard, qui sort et qui mendie,
Rentre lourde de miel dans sa chaude prison.
Viens, reconnais la place où ta vie était neuve,
N’as-tu point de douceur, dis-moi, pauvre âme veuve,
À remuer ici la cendre des jours morts ?
À revoir ton arbuste et ta demeure vide,
Comme l’insecte ailé revoit sa chrysalide,
Balayure qui fut son corps ?
Moi, le triste instinct m’y ramène :
Rien n’a changé là que le temps ;
Des lieux où notre œil se promène,
Rien n’a fui que les habitants.
Poésie - Le papillon - Alphonse de Lamartine