Au carrefour de plusieurs genres, "
Si tu vois le Wendigo" est probablement l'une des plus belles surprises de cette années 2021. A la fois récit original et hommage, ce livre classé en jeunesse ne devrait pas déplaire au lectorat adulte : inspiré par la littérature de genre américaine, ce roman, comme les meilleurs titres de littérature jeunesse anglo-saxonne, présente une aura intergénérationnelle qui le rend intéressant pour toutes les tranches d'âge. A ce titre, bien que la narration soit faite par le jeune David, les nombreux clins d'oeil et autres références qui parsèment "
Si tu vois le Wendigo" se réclament davantage d'une culture littéraire et cinématographique adulte. La toute première qui transparait est une inspiration toute "lynchienne" du sujet et de son traitement : une petite ville américaine où les protagonistes semblent vivre en vase clos, des personnalités très marquées dont certaines particulièrement atypiques, et ce relent d'inquiétude, ces éléments vaguement étranges qui semblent suppurer progressivement du quotidien presque trop propret qui s'égraine d'un jour à l'autre. D'ailleurs, le roman s'ouvre sur une citation extraite de Twin Peaks, célébrissime série de
David Lynch : "Quand on y regarde de près, tout le monde a l'air décalé". le ton est donné.
L'hommage à
David Lynch ne se limite pas à ces quelques codes : l'auteur va jusqu'à s'inspirer d'un événement vécu par le réalisateur et qui avait par ailleurs profondément marqué son oeuvre. En effet, la scène sur laquelle s'ouvre le roman (relatée dans le résumé de quatrième de couverture) est directement calquée sur un souvenir de jeunesse du cinéaste : la rencontre, un beau jour de son adolescence, avec une femme nue, la bouche ensanglantée, complètement hagarde au milieu de la rue. Ajoutons à cela que le personnage principal de Christophe Lambert s'appelle David, et il y a tout à parier qu'il ne s'agit pas du tout de coïncidences...
Au fil de la lecture, on apprend que David, une fois adulte, est devenu un auteur reconnu, qualifié par la critique de "nouveau
Stephen King". C'est là la seconde référence d'importance, dans le fond comme dans la forme : les années 1950, des gamins à l'aube de leur adolescence qui passent leur dernier été d'insouciance sur leur vélo, et... l'incursion du fantastique, d'une terreur froide soudaine mais toujours justement dosée. Cet aspect, ici personnifié à travers cette entité qu'est le Wendigo (une créature cannibale issue du folklore nord-américain) est en effet utilisé avec parcimonie : le monstre fait quelques apparitions, son pouvoir se ressent sur les personnages, mais le doute quant à son existence réelle persiste. Et surtout, cette utilisation parfaitement mesurée du paranormal sert avant tout de prétexte hautement ingénieux pour mieux mettre en relief (comme souvent chez
Stephen King également, d'ailleurs) la réalité psycho-sociale d'une époque ou d'un certain milieu.
En totale fusion avec le cadre spatio-temporel de son intrigue, Christophe Lambert nous immerge entièrement dans l'atmosphère des Trente Glorieuses américaines : son écriture, parfaitement évocatrice, restitue mieux qu'un roman social (et sans tomber dans l'écueil de l'image d'Épinal) un quartier de standing des fifties à la veille des grands changements humains, économiques et sociaux que
L Histoire connut ensuite. Les allers et retours de la narration dans le temps permettent d'aborder tour à tour la mort à venir de Kennedy, la fin d'un certain âge d'or, ou encore les bouleversements intimes des personnages. Ces derniers ne sont jamais évoqués gratuitement, au contraire : on comprend, lorsque l'auteur fait un aparté pour s'y attarder, qu'il densifie par-là la psychologie de ses protagonistes.
Dans le même ordre d'idée, les allusions faîtes à la vie du quartier et les brèves incursions dans les tranches de vie de ceux qui y résident ne sont jamais superfétatoires. Elles permettent de mettre brillamment en exergue la rouille qui perce sous le formica des tables du Diner, les ombres qui se terrent derrière les fenêtres des villas pourtant si joliment fleuries, bref, tout ce qui se cache derrière le vernis bien trop beau de ces vies de papier glacé...
En bref : Roman coup de coeur, "
Si tu vois le Wendigo" est un brillant hommage à
David Lynch et à
Stephen King ; Christophe Lambert s'approprie leurs codes pour signer un roman au croisement des genres et des inspirations qui nous immerge avec réalisme dans l'Amérique des Trente Glorieuses. Mais le tour de force de ce livre est l'utilisation qui est faite des éléments fantastiques, dosés juste ce qu'il faut pour mettre en relief la réalité sociale d'une certaine époque et d'un certain milieu, faire craquer le vernis des apparences et évoquer avec force la fin de l'enfance et le passage à l'âge adulte. Surprenant et brillant, "
Si tu vois le Wendigo" plaira certainement à un plus large public que le seul lectorat jeunesse auquel il s'adresse en premier lieu.
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