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Critique de michfred


" J'ai substitué à l'ineffaçable de la cicatrice l'effaçable , le raturable de l'écriture " disait Michel  Foucault- que Philippe Lançon cite dans le Lambeau. 

Mais ce faisant, rajoute Philippe Lançon : "comment faire pour ne pas devenir "vendeur " de cette expérience? Comment ne pas l'utiliser comme un hochet, une marque, un produit d'appel ou un signe de reconnaissance, mais au contraire pour la détacher de moi-même ?  La seule solution était non pas de rabâcher cette expérience, mais d'isoler ce qui, en elle, prenait forme, jusqu'à en déposséder celui qui l'avait vécue- ou subie" .

L'expérience dont il parle, chacun la connaît,  elle nous a tous ébranlés,  secoués,  ravagés,  mais Lançon est un des seuls, avec deux malheureux collègues de Charlie , à l'avoir éprouvée dans sa chair- et ce sont les termes qui conviennent, car la chair ici n'est pas une métaphore- : il s'agit du massacre de l'équipe de rédaction de Charlie le 7 janvier 2015 par deux fanatiques allumés que, comme Lançon, je ne nommerai pas.

Je n'aime pas les livres qui reviennent sur des faits violents et raniment vainement  les peurs, les angoisses, les haines. Je me méfie des témoignages, plus utiles à  ceux qui les écrivent qu'à ceux qui les lisent,  rarement bien écrits et n'offrant, trop souvent, qu'une vue courte sur l'événement, et une  réflexion peinant à  en dégager la portée individuelle... sans parler d'un sens collectif.

On l'aura compris à ce préambule déminant d'emblée  les préventions qui pourraient être les vôtres, comme elles ont été les miennes:  le Lambeau ne se chauffe pas de ce bois racoleur ou sensationnel. 

Il est remarquablement écrit, pensé. Il va à l'essentiel, tout le temps, patiemment,  urgemment.  Il est d'une force , d'une authenticité, et d'une puissance que j'ai rarement lues.

Il faut le lire parce qu'on en sort réparé. Nous - et surtout lui, Philippe, le survivant.

Réparer le survivant, pour parodier un titre célèbre.

Réparer le temps, réparer le lien entre des mondes qui semblent, après l'attentat,  définitivement disjoints. Réparer  la mémoire. Réparer le coeur.

Réparer le corps.

Réparer le lecteur aussi, accessoirement, tout secoué par sa lecture.   Retrouver un sens et même un sens commun à cette épreuve individuelle unique et particulièrement barbare.

 Même si le parcours n'a rien d'une balade de santé, c'est bien de santé qu'il s'agit.

De greffe, suite à  une vraie "blessure de guerre" , d'un morceau de son propre péroné "habillé" d'un "lambeau" prélevé sur la cuisse , pour remplacer le trou béant de sa mâchoire arrachée par les balles. Lecture difficile aux âmes sensibles. La quatrième de couv', très  cash, donne le ton.

 Comme la plupart des autres lecteurs, passé le début, que j'ai lu d'une traite-  un compte à rebours  terrible, haletant, à la fois fractionné, fulgurant  et fonçant inexorablement vers son issue fatale et connue de tous, après ce début, donc, j'ai dû  prendre, littéralement, mon mal en patience.

Ou plutôt  le sien : 17 opérations et trois mois de séjour à la Pitié -Salpêtrière,   au service de stomatologie de Chloé, chirurgienne et fée marraine de son nouveau visage et de sa nouvelle vie. Suivis de sept mois en rééducation à l'hôpital des Invalides,  sous la tutelle de Denise grimacière de génie!

Deux hôpitaux parisiens. Deux havres hors du monde. Deux repaires pour se refaire.

 Cette partie-là du livre , la plus longue, je n'ai pu la lire qu'à petites avancées, à la fois sidérée et fascinée, dans une souffrance physique et morale que j'ai rarement éprouvées. 

Mais quel hommage , quelle déclaration d'amour et de confiance à notre système de santé et à  notre médecine hospitalière publique si critiquée! Quel message d'amitié, quel abandon , quelle confiance de ce "patient" qui jamais n'a si bien mérité son nom dans ceux qui, avec obstination, acharnement, compétence, le soignent!

Desormais, Philippe Lançon n'est plus pour moi un nom d'auteur. C'est quelqu'un que j'ai le sentiment de connaître. Je sais ses souffrances, ses doutes, ses sensations,  ses peurs. Je connais ses amis, ses maîtres, sa famille...

J'ai fait aussi, grâce à lui, quelques découvertes fondamentales.
 
- Que la médecine d'urgence, la chirurgie réparatrice est un sport de combat et que ses héros sont les chirurgiens, mais aussi les panseuses- Notre Dame des Langes!- les infirmièr(e)s de jour, de nuit, les brancardiers, les ambulanciers,  les filles de salle, tous sont d'un extraordinaire dévouement et s'ils acceptent de faire ce métier et y mettent tant de passion souvent pour un si piètre salaire c'est qu'ils se savent partie prenante d'une aventure humaine qui, en redonnant  vie à leurs patients, donne du sens à leur vie. Que ce sont là de beaux métiers et de belles personnes.

- Que se reconstruire est une longue patience et demande courage, exigence, lucidité, mais aussi  humilité et confiance. Et qu'elle se nourrit et se conforte d'amitiés- la présence efficace, tendre et fidèle du frère de Philippe à ses côtés m'a beaucoup touchée.

- Que les policiers peuvent être des anges gardiens, grands lecteurs et d'une vigilance de nounou.
 
- Que la culture est un antidote puissant contre le découragement, la perte, les déchirures dans le tissage fragile de notre temps humain.

-Qu'on peut rire de soi avec Kafka, apprivoiser le réel avec Thomas  Mann et relire 17 fois la mort de la grand-mère chez Proust -17 fois!..autant de fois que Philippe Lançon est descendu sur le  "billard"- qu'on peut même se permettre d'engueuler gentiment cette choutrelle de Marcel qui parle si bien de la douleur et l'a si peu éprouvée. 

-Qu'on peut retrouver l'envie de retourner dans le monde des vivants grâce à la gueule  fraternelle et monstrueuse des bouffons de Velasquez et qu'un air de Herbie Hancock est un viatique réconfortant qui vaut toutes les doses de calmant...à l'exception de Sister Morphine...mais en bien moins dangereux!

- Qu'il y a un vrai salut dans l'écriture,  ..et que c'est bon à savoir pour "celui qui n'y croyait pas", comme disait Aragon en parlant du ciel.

J'aurais encore mille choses à dire sur ce très grand livre.

Je dis juste, encore une fois : merci, Philippe.  Je t'aime.
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