Jean-Jacques Langendorf est un auteur abondant en langue française et allemande, un éditeur et un homme d'aventures et d'amitiés. Ses Mémoires, qui tirent leur titre d'un essai de codification du droit maritime paru en 1494, vont au-delà du récit de vie et englobent une époque, des lieux (Genève et les pays traversés par l'auteur), et surtout une galerie de portraits d'hommes peu communs, rebelles, inadaptés aux règles sociales, des anarchistes de gauche comme de droite, que l'auteur collectionne avec gourmandise. On est frappé par la conjonction de passions parfois opposées : l'horreur de l'école et l'amour inconditionnel de l'érudition ; le rejet des théories politiques raisonnables et le goût des extrémismes ; un profond intérêt pour la guerre, son art et son histoire, incarné par l'alter ego du mémorialiste, un général prussien du début du XIX°s, blessé en 1792 et reconverti dans l'archéologie et la recherche érudite, activités paisibles : l'armée prussienne de 1800 accordait autant de valeur au savoir et à l'enseignement (que l'auteur abhorre) qu'aux vertus guerrières. le mémorialiste-romancier alterne les récits concernant son personnage ancien, et sa propre vie, et tisse des analogies entre les deux existences et les deux trajectoires : Langendorf, lui aussi, s'est beaucoup occupé de la guerre et de ses théories.
Son non-conformisme le conduit naturellement aux antipodes de la pensée de gauche, figure moderne de l'idéologie obligatoire. Sa vie intellectuelle et politique (dont ces Mémoires sont l'histoire) commence sous le signe de l'anarchisme actif de l'extrême-gauche, et se rapproche progressivement de la pensée réactionnaire contemporaine. Mais cette pensée réactionnaire est justement une réaction, un rejet du progressisme : or se révolter contre quelque chose, c'est en admettre implicitement la valeur et en adopter inconsciemment les méthodes. La page sur Carl Schmidt (pp. 379-380) résume bien la faiblesse de la Nouvelle Droite, incarnée en France par
Alain de Benoist, qui s'inspire de la gauche libertaire où Langendorf, lui aussi, a ses racines. L'auteur n'est nullement conscient de cela, pas plus qu'il ne semble comprendre sa solidarité profonde avec ses ennemis idéologiques, ni avec leur langage et leurs valeurs.
Restent une extraordinaire galerie de portraits (
Ernest Ansermet), un récit prussien des années 1800 qui aurait gagné à être plus étoffé, d'obèses digressions qu'on lira sans peine en diagonale, quelques bourdes çà et là, et de belles pages. le style se détache difficilement de la conversation à bâtons rompus, par moments il est relâché, plein de chevilles, et trahit un certain manque de soin. Rien de tel que l'admirable fonction "citation" de Babelio pour sentir vraiment, à la copie, ce qu'une page écrite a "dans le ventre".