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Critique de Presence


Ce tome contient un récit complet indépendant de tout autre, initialement sérialisé dans une anthologie éditée par Mojo Press, en noir &blanc. Ce tome propose une réédition soignée, complète et mise en couleurs de ce récit de 79 pages, écrit par Joe R. Lansdale, dessiné et encré par Sam Glanzman, mis en couleurs par Jorge Blanco & Jok. Il comprend également une introduction de 4 pages écrite par Richard Klaw (l'éditeur initial du récit), une postface de 10 pages, rédigée par Stephen R. Bissette (présentant les auteurs, contextualisant le récit), une histoire courte en bande dessiné (6 pages, noir & blanc) réalisée par Sam Glanzman), un article de 4 pages également rédigé par Bissette sur les oeuvres associant cowboys & dinosaures, et une page de présentation pour chacun des 2 auteurs, scénariste et dessinateur. C'est une très belle réédition d'une oeuvre méconnue.

Au dix-neuvième siècle, quelque part au Texas, un groupe d'une quinzaine d'hommes vêtus de blanc avec leur capirote sont en train de torturer un afro-américain dans sa maison. Ils lui ont crevé les yeux, et un homme du Klan lui brûle les testicules avec un brandon enflammé. Un autre cagoulé en profite pour lui dérober ses chaussures. Dans la pièce d'à côté, un autre est en train de violer l'épouse. Il se fait remettre à sa place par le meneur qui s'appelle Batiste et qui ne supporte pas de voir un blanc toucher une femme de couleur. Après avoir terminé leur immonde besogne, les hommes du Klan sortent de la maison et s'apprête à y mettre le feu. 3 d'entre eux sont tués net par une unique balle tirée à quelque distance de là sous le couvert des arbres. C'est la panique parmi eux. Certains se réfugient sur la véranda, d'autres dessous. L'un autre d'eux est abattu d'une balle en pleine tête, un tir de précision.

Alors que cinq d'entre eux ripostent en faisant feu dans la direction d'où est venue la balle, un cavalier surgit à toute allure, tirant sur eux à bout portant. C'est un carnage. le cavalier repart aussi vite qu'il est venu pour se mettre à l'abri le temps de recharger ses armes à feu et de revenir en trombe. Il tue encore plusieurs hommes du Klan. Plusieurs d'entre eux préfèrent prendre la fuite plutôt que de l'affronter, en particulier Batiste qui réussit à en réchapper. Red Mask, le cavalier masqué, pénètre dans la maison, trouve la femme mourante qui lui indique que son fils Turon a été jeté dans le puits. Red Mask (Caleb Range) va repêcher Turon et l'emmène avec lui dans son repère. Il lui dit son regret d'être arrivé trop tard pour sauver ses parents, et il lui raconte son propre drame quand ces mêmes individus s'en étaient pris à sa famille, à savoir sa femme et son fils. Dans la ville voisine, Batiste et les hommes du clan embauchent un traqueur pour retrouver la trace de Red Mask.

Le lecteur peut déjà être familier du scénariste, auteur de romans à la forte saveur dont la série policière mettant en scène le duo de Hap Collins & Leonard Pine (par exemple L'arbre à bouteilles), ou le dessinateur Sam Glanzman (1924-2017) qui a commencé sa carrière en 1939, et qui a connu un regain d'intérêt avec son graphic novel A sailor's story (1987) initialement publié par Marvel Comics. Toutefois rien ne peut le préparer au récit qu'il va découvrir. En fait si, l'introduction de Richard Klaw le prévient de la dimension horrifique, et de la virulence des insultes racistes. Ça tombe bien parce que la première page du récit est hallucinante. Il est à craindre qu'un lecteur de passage (= sans connaissance préalable des auteurs ou de la nature du récit) feuillète ce tome rapidement, voit la violence crue, les dessins peu avenants et passe son chemin, dédaignant ce qui ressemble à un récit sensationnaliste et primaire. Effectivement la première page montre un homme attaché crachant du sang, des bouts de bois enfoncés dans les orbites et un tison vicieusement appliqué sur son sexe. Les dessins ne sont pas photoréalistes, ils semblent manquer un peu de détails, et les personnages exsudent une forme de bêtise primaire peu ragoûtante. Pourtant…

Pourtant les dessins de Sam Glanzman sont professionnels et moins naïfs que ceux de John Severin (1921-2012) par exemple, un autre artiste à la longue carrière, de la même génération. En regardant les armes à feu, le lecteur sait qu'il peut avoir confiance dans l'authenticité de la reconstitution historique, dans la véracité des tenues. Quand il voit les chevaux évoluer, il constate que l'artiste connaît son métier et maîtrise leur anatomie. Effectivement, le dessinateur s'affranchit de représenter les décors dès qu'il s'agit d'une scène de combat physique, comme il est de coutume dans les comics. Mais pour le reste, il fait en sorte de toujours donner au moins une vision globale du lieu, et de montrer les détails des intérieurs des constructions. La majeure partie du récit se déroule en extérieur, en milieu naturel, et là le lecteur apprécie pleinement le savoir-faire de l'artiste. Sam Glanzman sait rendre compte de l'étendue des espaces, du placement et des déplacements des personnages, de la texture du bois des arbres, des reliefs du sol, de la mouvance de l'élément liquide. Les dessins ne sont toujours pas photoréalistes ; il n'est pas possible de reconnaître l'essence des arbres, mais la sensation d'espace dégagé et de progression dans le milieu naturel est bien transcrite. le regard du lecteur s'attarde également sur les harnachements des montures et sur les accessoires des tenues, ou portés par les chevaux. Il observe les postures des personnages, qui sont celles d'adultes, d'individus plus ou moins sûrs d'eux, certains habitués à obtenir ce qu'ils veulent par la force, d'autres se méfiant des mauvais coups préparés par les premiers. le langage corporel est révélateur de l'état d'esprit des personnages.

Ce qui surprend le lecteur par rapport aux dessins de John Severin réside dans la crudité de la violence. Certes le scénario comprend de nombreuses scènes de tuerie et de violence physique, mais Sam Glanzman n'hésite pas à représenter le sang qui gicle, les balles qui perforent la chair, la violence et le choc des coups portés, la chair arrachée, etc. Les dessins sont en phase avec les horreurs charnelles prévues par le scénario. À plusieurs reprises, le lecteur peut être déstabilisé par une image très graphique, que ce soit la folie qui habite le traqueur quand il exhorte ses chiens à retrouver une trace, ou la souffrance d'un individu immolé par le feu. Il n'y a pas d'édulcoration pour rendre l'histoire acceptable à un lectorat plus jeune. Cette approche graphique est en phase avec l'approche du scénariste. Lui non plus n'édulcore rien, à commencer par la violence du racisme. Un lecteur qui a déjà vu Django Unchained (2012) de Quentin Tarantino n'est pas très surpris par cette approche, mais il faut se souvenir qu'il s'agit d'un récit réalisé en 1999, plus de 10 avant. Lansdale utilise toutes les pires insultes raciales de l'époque, et met en scène les pires exactions commises à l'encontre des afro-américains.

Dans le fond, l'intrigue est basique : Caleb Range se venge des blancs qui ont massacré sa famille et finit par se faire pourchasser par eux. Dans la forme, les auteurs font en sorte de représenter la violence haineuse des blancs dans sa force, dans toute sa laideur. Il s'agit d'une émotion immonde qui s'exprime sans retenue, sans filtre. de son côté, Red Mask est sans illusion sur sa capacité à endiguer cette haine. Il sait qu'au mieux il n'aura éliminé que quelques-uns des membres du Ku Klux Klan, sans pour autant apaiser la douleur d'avoir perdu sa famille, d'avoir souffert une ignominie aussi injuste qu'arbitraire. Les auteurs montrent le racisme dans tout ce qu'il a de plus abject, sans oublier de tourner le raciste en dérision, dans une scène tout en retenue mémorable, évoquant la dimension des pénis. le lecteur qui n'est pas accoutumé au récit de Joe R. Lansdale peut se poser des questions quant à la tournure que prend le récit dans son dernier quart, avec des dinosaures. Cet auteur utilise régulièrement des éléments de la culture populaire piochés dans les genres méprisés par l'élite culturelle pour pimenter ses récits, mais aussi pour confronter ses personnages à des situations énormes, afin de mieux faire ressortir leur nature. Il est vrai que cela demande une forte augmentation de la suspension consentie d'incrédulité pour accepter ce passage. Pour autant, il est tout aussi fort que le reste qui est plus réaliste.

Outre ce récit principal d'une force brute déstabilisante, le lecteur peut encore apprécier le récit bien noir, sans parole, de 6 pages réalisé par Sam Glanzman. Il se rend compte qu'il prolonge sa lecture sans y réfléchir en plongeant dans les textes de Stephen R. Bissette, collaborateur à plusieurs reprises d'Alan Moore. La postface développe le contexte du récit, à la fois au regard de la carrière des auteurs et de leur collaboration avec Timothy Truman pour un autre western atypique Jonah Hex: Shadows West, à a fois au regard de l'histoire des westerns mettant en scène des afro-américains en tant que personnages principaux. le texte est fluide et accessible, alimenté par de nombreux exemples pertinents. L'article sur les Cowboys & Dinosaures est beaucoup plus court mais il donne un bon aperçu du développement de ce sous-sous genre.

Parti avec l'a priori de se plonger dans un récit de genre à la limite de la parodie, le lecteur se retrouve happé dans une histoire viscérale où le racisme s'exprime au grand jour, face à un individu qui refuse d'être cantonné au rôle de victime. En utilisant des conventions de genre outrées, les auteurs mettent à nu l'abjection de cette haine exprimée par des minables. le travail d'édition est aussi excellent que remarquable pour donner les clés de compréhension au lecteur, et mettre en lumière l'intelligence du récit et la créativité des auteurs.
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