SOYEZ TRISTES
soyez tristes
pleurez dans la hutte et le vison
dans le chevreuil et le cierge
pleurez dans les chaînes et le château
soyez tristes
pleurez sur la ville et la toundra
pleurez sur la mine et le maïs
pleurez ce peuple est inutile
nous sommes à l’écoute des sanglots
nous sommes à la charge des larmes
entre la mer et le trombone
entre la bouche et l’oreille
un navire fendant l’âme jusqu’à l’île
une île feuillue une île apaisée
une île offerte
une terre accueillante aux eaux glauques
le soleil y pousse beau corps
soyez tristes
depuis toujours ils dorment
dans les stèles de leurs vies
ils poussent leurs fleurs dans les tertres
des regards inoffensifs
qui ne pardonnent pas
pleurez
malgré les consolatrices
chevelures de la tendresse
scaphandrières de l’amertume
tentatrices ravagées par leurs jambes
coutelas frénétiques
billets doux
planètes baobabs
soyez tristes ils sont froids arides torrides et secs
malgré le brasier calme des lèvres
malgré l’oiseau le poisson la caresse
malgré la floraison des nerfs et la source
agile du sang
malgré l’éclatement des rocs
perpétuellement
remués par les mots d’amour
ce continent me trahissait
j’étais prisonnier de ses pores
prisonnier de ses blessures
plaie quotidienne
d’un espoir
ce continent me trahissait ce pays
ce cercueil
par le clocher la sentinelle
par la matraque et la plume
et la hanche portant sa fillette scalpée
les amours fleurissaient dans le fumier
pivoines de la folie
hivers ô hivers ô gratte-ciel ô sténos
soyez tristes
la bouche sur l’épée le frimas d’un baiser
soyez tristes
nageoires effacées du sommeil
sucrerie volupté
nuit des riches
Dieu l’éternité le radar
pleurez
pleurez dans la hutte et le vison
pleurez dans le cierge et le chevreuil
la fosse et l’auto
riches
soyez tristes
ARBRES
j'écris arbre
arbre d'orbe en cône et de sève en lumière
racines de la pluie et du beau temps terre animée
pins blancs pins argentés pins rouges et gris
pins durs à bois lourd pins à feuilles tordues
potirons et baliveaux
pins résineux chétifs et des rochers pins du lord
pins aux tendres pores pins roulés dans leur
neige traversent les années mâts fiers voiles tendues
sans remords et sans larmes équipages armés
pins des calmes armoires et des maisons pauvres
bois de table et de lit
bois d'avirons de dormants et de poutres portant le
pain des hommes dans tes paumes carrées
cèdres de l'est thuyas et balais cèdres blancs
bras polis cyprès jaunes aiguilles couturières
emportées genévriers cèdres rouges
cèdres bardeaux parfumeurs coffres des fiançailles
lambris des chaleurs
genévrier qui tient le plomb des alphabets
épinettes grises noires blanches épinettes de savane
clouées
épinette breuvage d'été piano droit tambour fougueux
sapins blancs sapins rouges concolores et gracieux
sapins grandissimes sapins de Babel coiffeurs des
saisons pilotis des villes fantasques
locomotives gercées toit des mines
sapin bougie des enfances
conifères d'abondance espèces hérissées crêtes
vertes des matinaux scaphandriers du vent conifères
dons quichottes sans monture sinon la montagne
clairons droits foudroyant le ciel conifères flammes
pétrifiées vertes brûlantes gelées de feu conifères
arêtes de poissons verticaux dévorés par l'oiseau [...]
Le Temps tombe, Paul-Marie Lapointe
lu par l'auteur