Un livre de très grande qualité !
Il y avait longtemps dans le paysage du roman contemporain (et j'en lis énormément par mon métier) que je n'avais lu un livre si exigeant, tant sur la forme que sur le fond.
La structure est en effet originale mais je l'ai trouvée pour ma part d'une efficacité redoutable et d'une très grande intelligence.
Au lieu d'être un cri de rage et de haine contre cette famille dans laquelle elle a vécu l'inceste, la narratrice (tour à tour "Elle", "Tu", "Je") va décrire dans la première partie
la Douleur (telle
Marguerite Duras dans son récit du même nom). le style est "litanique" car chaque paragraphe (court) s'ouvre sur "Elle croit" et on finit par l'oublier mais c'est là, pour le rythme et l'enfoncement dans notre crâne de toute
la douleur signifiée par l'inceste. Et cet emploi du verbe "croire" est tellement signifiant : "elle" nous livre tous les mensonges impliqués par cette famille trompeuse. Donc tout ce qu'elle a cru, tout ce qu'elle doit cesser de croire pour "croître" (son jeu de mots).
Dans une seconde partie, elle va tenter de se raccrocher, grâce à une mémoire stupéfiante, aux détails matériels qu'elle a gardés de son enfance : toutes les pièces des deux appartements de son enfance, et dans ces pièces, tous les meubles, et dans ces meubles tous les objets chers à son coeur, comme si elle n'avait plus que cela : les restes de la catastrophe pour survivre (mais des restes judicieusement immatériels, puisque juste des souvenirs !). Là encore, nulle colère, nulle rage. du rire, même, parfois, au détour de cette sorte de liste incroyable (sacré exercice littéraire à la Pérec !) Et des scènes de vie qui resurgissent par bribes, comme des échos plus ou moins lointains, derrière la plupart de ce recensement, cet "inventaire" comme elle le nomme. (L'effet est saisissant et on se prend à chercher nous-mêmes ce que l'on a gardé de son enfance... exercice difficile pour ma part !)
une troisième partie, la plus longue, déploie dans encore une autre langue (quel talent !) des souvenirs d'enfance d'une beauté à couper le souffle. Toute cette partie est immensément poétique (d'ailleurs j'apprends que la romancière a surtout jusque-là publié de la poésie... ça s'entend, ça se lit !), souvent rieuse, joueuse : j'ai eu de francs éclats de rire, et souvent le sourire aux lèvres, alors qu'on commence ce livre avec un vrai coup de poing dans le ventre (encore une fois sans colère ni pathos, juste les faits bruts).
La fin retombe remarquablement sur ses pieds, comme un parfait acrobate, en concluant ces beaux souvenirs (toutefois teintés parfois de bizarreries dans d"étonnants passages en italique) par... un magnifique paragraphe qui vous remet soudain toute
la douleur de l'enfance en perspective, et la boucle est remarquablement bouclée.
Le tour de force de ce livre est d'avoir choisi une sorte d'antichronologie, qu'on appellerait au cinéma un flashback, mais qui a pour effet puissant de faire passer tous ces souvenirs si beaux pour une terrible escroquerie.
c'est à lire absolument ! C'est beau, c'est fort, c'est poétique.