Cette complaisance dans la souffrance paraît en effet une sorte de paradoxe. C’est elle qui est le véritable contraire de la révolte, beaucoup plus que l’abattement auquel nous l’ avions opposée d’ abord. Ici on ne cherche plus à rejeter la douleur hors de soi, mais au contraire à la maintenir et à la nourrir au fond de soi. C’est de cette douleur elle-même que l’on tire une sorte de volupté.
Le mal est l’objet de toutes les protestations de la conscience : de la sensibilité, quand il s’agit de la souffrance, et du jugement, quand il s’agit de la faute ; et c’est parce que nous ne pouvons pas ré signer notre liberté que nous avons le pouvoir, tout en le repoussant, de le commettre. Le mal est le scandale du monde. Il est pour nous le problème majeur ; c’est lui qui fait pour nous du monde un problème. Il nous impose sa présence sans que nous puissions la récuser. Il n’y a point d’homme à qui elle soit épargnée. Elle exige que nous cherchions tout à la fois à l’expliquer et à l’abolir.
On ne peut penser ni le bien ni le mal isolément. Ils n’existent que l’un par rapport à l’autre et comme deux contraires dont chacun appelle l’autre et l’exclut. Nul ne peut se représenter le mal sans imaginer le bien auquel il nous rend infidèle ; et le bien, à son tour, ne peut nous apparaître comme bien que par l’idée d’un mal possible qui risque de nous séduire et de nous faire succomber.
Il est impossible d’imaginer un monde où ne régnerait que le bien et d’où le mal serait banni. Car, pour une conscience qui n’aurait pas l’expérience du mal, il n’ aurait rien non plus qui méritât le nom de bien. Dans une parfaite égalité de valeur entre toutes les formes de l’être, toute valeur disparaîtrait, comme l’ombre nous permet de percevoir la lumière et lui donne son prix.
On peut se demander s’il est utile à l’esprit de fixer son regard sur le mal, soit pour le définir, soit pour l’expliquer, soit pour l’éviter. Car on lui donne, en le considérant de trop près, une espèce de réalité ; il fascine alors la conscience qui, par la peur même qu’ elle en a, se sent attirée par lui.