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Mimi Perrin (Traducteur)Isabelle Perrin (Traducteur)
EAN : 9782020557214
518 pages
Seuil (08/04/2005)
3.87/5   592 notes
Résumé :
Tessa Quayle, jeune et belle avocate anglaise, a été sauvagement assassinée près du lac Turkana dans le nord du Kenya. Son compagnon de voyage et amant supposé, médecin africain d'une organisation humanitaire, a disparu sans laisser de trace. Justin, l'époux de Tessa, diplomate de carrière au haut-commissariat britannique de Nairobi et jardinier amateur, se lance dans une quête solitaire à la recherche des tueurs et de leur mobile.
Sa quête l'entraîne à Londr... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (57) Voir plus Ajouter une critique
3,87

sur 592 notes
Voici un thriller engagé qui nous montre les pratiques peu glorieuses des pays riches envers le continent africain. Les laboratoires pharmaceutiques soucieux de développer leurs nouveaux médicaments rapidement et à moindre frais n'hésitent pas à recourir à l'expérimentation humaine sur des populations frappées par la misère. le paradoxe est très douloureux car ces mêmes médicaments sont destinés à sauver à terme la vie d'autres gens. D'un point de vue très général un tel cynisme peu se défendre mais humainement il est insoutenable. Les gouvernements et tous leurs dignitaires ferment les yeux sur ce lucratif business allant même jusqu'à faciliter les opérations si besoin. Heureusement quelques individus courageux s'insurgent au travers d'associations humanitaires. le grand mérite de John le Carré est d'avoir porté le dilemme au sein d'un couple où Justin Quayle fera son examen de conscience de la façon la plus douloureuse qui soit après que son épouse ait été assassinée pour avoir trop fouiné dans les affaires d'un riche magnat local.

Sous des dehors de roman à suspense et engagé, John le Carré orchestre avec maestria la savante alchimie d'une histoire à l'échelle mondiale, à savoir le lobbying pharmaceutique et plus généralement la condescendance effroyable avec laquelle l'homme "civilisé" traite le "sauvage" africain, et de l'histoire personnelle de deux êtres, celle d'une histoire d'amour (manquée ?) entre un diplomate résigné et sa jeune femme aux idéaux humanitaires. de leurs instants rares d'intimité, comme volés avant que ne les rattrape la fatalité...Car c'est avant tout la psychologie des différents personnages qui fait la force du récit et entretient les ambiguïtés. le protagoniste principal, Justin, est le flegme britannique personnifié. Constamment calme et maître de lui-même, respectueux des règles de bienséance et de ses supérieurs hiérarchiques. Sa principale passion est le jardinage, prendre soin de ses plantes vertes, activité qui symbolise bien son désir de ne pas importuner autrui et de s'enfermer dans sa petite bulle de codes moraux, docilement et gentiment. Ce n'est qu'au moment où cet homme qui a passé sa vie à contrôler tous ses sentiments perd pied qu'il les extériorise enfin. Tessa, son épouse, est passionnée, engagée, c'est une idéaliste. Elle a des convictions et n'hésite pas à les faire entendre ni à agir en conséquence. Personnage fascinant, entier qui s'intéresse aux autres et rêve de justice. C'est donc le récit d'un couple dont l'avenir est sacrifié pour une cause humanitaire, où l'épouse portait la culotte et faisait des cachotteries à son mari pour le préserver. Heureusement, la mort de Madame Quayle agit comme un électrochoc sur son époux si bien élevé. Une passion évidente les unissait, le mariage était précipité mais c'est à la mort de Tessa que Justin apprend réellement à la connaître et à la comprendre. Enquête politique mais enquête humaine également et qui nous fait voyager à travers le monde en faisant un arrêt prolongé dans les magnifiques paysages du Kenya.

Un très bon roman donc, qui reflète bien le sujet et la problématique de la mondialisation, ses effets pervers et inégalitaires. Une passion pour une cause humanitaire qui se transmet au sein d'un couple, prêt à tout pour se protéger l'un l'autre. Une belle leçon d'humanité et d'amour.
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« La Constance du jardinier » de John le Carré ne se conforme pas exactement aux exigences du genre policier : il y manque – contrairement à ce qui est prédit dans le résumé – la violence des corps tourmentés, l'énigme du mobile et le suspense des révélations juxtaposées. Il est vrai, pourtant, que l'intrigue débute avec deux cadavres férocement assassinés au Nord du Kenya – Tessa, jeune avocate impliquée dans l'aide humanitaire, découverte violée et égorgée dans la voiture de son chauffeur, un Noir père de famille que l'on retrouve à ses côtés, décapité –, ainsi qu'une disparition – Arnold, médecin Noir qui accompagnait Tessa et dont on confirmera plus tard qu'il a été torturé et tué. Cependant, c'est à peine si l'on connaît les détails du crime – je veux dire, les détails sordides que tout auteur de polar doit longuement décrire à ses lecteurs, surtout quand il est question de répondre à la promesse d'« odyssée de violence » de la quatrième de couverture – car Justin, mari de la victime et narrateur principal, ne cède pas au cruel besoin de représentation de l'esprit humain, qui se plaît à exacerber l'horreur d'un deuil en imaginant avec précision les derniers instants de la personne aimée. Au contraire, son chagrin prend la forme d'une sobre retenue – sans pleurs, ni cris de désespoir –, pourtant animée d'une farouche détermination de rendre hommage à la mémoire de son épouse, non pas en prétextant l'élever en ange, à l'aune des actes barbares qu'elle a subis, mais en souhaitant saluer l'oeuvre de sa vie. de même, Justin ne cherchera pas à en apprendre plus sur les supplices infligés à Arnold – l'adaptation cinématographique, que j'ai visionnée à la suite de ma lecture, se montre beaucoup moins allusive sur ce sujet, mentionnant entre autres la mutilation des parties génitales et leur introduction dans la bouche du malheureux, sans compter sa crucifixion, tête en bas –, ni sur aucun autre aspect morbide, car il est un diplomate anglais courtois en toutes circonstances, parfaitement maître de ses émotions, qui ne verse pas dans le sentimentalisme de spectacle mais agit dans la discrétion de sa personne, sans pour autant rien concéder sur l'objectif qu'il s'est fixé. Une fois qu'il a décidé d'enquêter sur la mort de Tessa, dont il découvre rapidement qu'elle envisageait de dévoiler un dossier compromettant à l'endroit d'une multinationale pharmaceutique, il progresse avec toute la minutie d'un jardinier zélé entretenant ses bourgeons de fleurs – à quoi il aimait consacrer son temps libre avant que le cours routinier de sa vie ne soit interrompu – et parvient, par sa persévérance et comme transfiguré par l'exemple de sa femme, à achever la tâche qu'elle avait entreprise.

En guise de préface, les éditions du Seuil proposent une contextualisation assez exhaustive de l'intrigue qui reprend le plan échafaudé par l'auteur et renseigne le lecteur sur le cadre de l'action, telle une annonce prématurée de la nature des meurtres, de leur mobile et des différentes étapes de l'enquête. S'il est légitime de s'étonner que l'éditeur dévoile les enjeux du roman avant même que celui-ci ait commencé, ce choix curieux se justifie sans doute par l'abord difficile de « La Constance du jardinier » : personnages nombreux, aux statuts complexes, imbrication des influences politiques et économiques ajoutée à l'utilisation de termes anglais non traduits et autres noms propres – Foreign Office, ThreeBees, KVH, etc. –, d'où la nécessité, pour des lecteurs un peu faibles, d'un premier aiguillage. L'épaisseur du livre – plus de cinq cents pages – s'applique largement à décrire des considérations relationnelles, où la psychologie des personnages est finement décrite, presque à chacune de leurs interventions, grâce à un narrateur partagé entre l'omniscience et le regard interne : on y trouve des stratégies de mensonge, des attirances à demi avouées et des immersions dans des intériorités frustrées, aux satisfactions puériles. Plus leur fonction est élevée, plus les hommes se révèlent pitoyables, capricieux, à la fois lâches et cyniques au possible, minimisant sans cesse les conséquences de leurs décisions et excusant tous leurs écarts de conduite par le caractère intenable de leur situation – pression des supérieurs hiérarchiques, cas de conscience ironiquement moraux, lobbys surpuissants. Comme pour accentuer la déchéance de leurs misérables préoccupations, les preux bénévoles de l'action humanitaire et les scientifiques lanceurs d'alerte qui dénoncent ouvertement les effets indésirables des médicaments sont quant à eux auréolés de sainteté, transcendés par le combat inégal qu'ils mènent vaillamment contre des titans dédaigneux des législations et de l'éthique, sorte de « monstres de profit » qui poussent eux-mêmes la métaphore jusqu'à son extrême en crucifiant le médecin Arnold, érigeant ainsi un martyre ô combien symbolique. Justin, le mari de Tessa, appartient à cette première catégorie des diplomates privilégiés – préférant fermer les yeux sur l'abomination de leur système plutôt que de risquer la perte de leur confort –, mais l'insouciance de son amour, aberration malvenue dans une société étriquée où tout n'est que pulsion sexuelle passagère et indifférence glauque, permet à sa femme d'infiltrer ledit système et de dénoncer par son intermédiaire les atrocités qui y sont commises.

Malgré les titres rutilants – « haut-commissaire », « sous-secrétaire aux affaires étrangères » – malgré l'impénétrabilité apparente des desseins de certains hauts fonctionnaires, la petitesse et le dérisoire de chacun deviennent de plus en plus flagrants à mesure que l'on suit les traces du dossier à scandale de Tessa, commodément classé « sans suites » par Scotland Yard, puis perdu dans les archives. Comme il est simple, en fait, d'occulter une vérité dérangeante lorsque l'on se trouve au sommet de la pyramide d'autorité, et comme il paraît soudainement évident que ce type de magouilles douteuses ne requiert nulle intelligence particulière, ni compétence hors du commun, si bien que cette inaccessibilité présupposée des hommes d'Etat se révèle tout d'un coup être un mythe des plus grossiers ! Il est clair, en effet, que ni Woodrow, qui ne transmet les documents sensibles que parce qu'il espère se taper en retour la jeune et belle avocate, mais qui se tient servilement coi dès l'instant où on lui fait savoir que la suite de sa carrière dépendra de son habilité à se taire, voire à lancer des rumeurs calomnieuses sur le compte de Justin et de Tessa ; ni Pellegrin, qui efface toute trace du dossier préjudiciable et veille depuis Londres à ce qu'aucune information embarrassante ne s'ébruite – tous deux des diplomates éminents, soumis à des accords scabreux avec les multinationales pharmaceutiques –, ne sont des surhommes, et ce à aucun égard, mais plutôt un genre de vermine particulièrement détestable et pugnace. John le Carré a lui-même travaillé pendant quelques années au Foreign Office, et même s'il se hâte de préciser par une note d'auteur que nul individu véritable ni circonstances réelles n'ont inspiré son récit, le lecteur peut raisonnablement douter de l'honnêteté de cette affirmation, car on n'imagine guère un ancien employé conspuer une institution dont il respectait la probité et l'irréprochabilité de son organisation. John le Carré se défend ainsi de toute poursuite judiciaire et contourne les accusations dont il pourrait être la cible en apposant sur son oeuvre le sceau protecteur de « fiction », justification indispensable tant l'histoire paraît vraisemblable – j'ai d'ailleurs lu, sur des critiques de l'adaptation cinématographique, que celle-ci était présentée comme étant inspirée de faits réels, à visée documentaire.

Je m'interroge sur l'utilité d'un pareil réquisitoire contre l'influence des multinationales pharmaceutiques ou contre tout autre objet de corruption, parmi les hautes instances de l'autorité censées assurer le respect des lois : ne vaut-il pas mieux, lorsqu'on est informé des déviances d'une grande firme, de réunir les preuves propres à enrayer ses actions néfastes, à l'image de Tessa et de Justin, plutôt que de se contenter du petit geste de bonne conscience, à peu près inefficace et inoffensif, qu'est la publication d'un ouvrage manifestement engagé, prétendant n'être que matière à divertissement ? N'est-il pas lâche et contreproductif de camoufler des motifs d'inculpation par un récit romancé n'incriminant que des figures inventées, et au surplus, de prétendre que la réalité d'une telle histoire n'est pas envisageable dans notre monde, on le sait, si respectueux des pauvres gens et si peu attaché au profit ? Voilà un ouvrage qui édifiera ses lecteurs, se dit-on, voilà un voyage superbement dépaysant qui leur donnera l'occasion de réfléchir sur l'indécence des grandes entreprises et l'absence de recours des populations locales, dont le peu de moyens de subsistance en fait une proie idéale pour des tests expérimentaux déguisés en aide humanitaire – un pool infini de cobayes illettrés, incités à cocher la case du consentement, condition nécessaire pour qu'ils bénéficient en retour des produits dont leur survie dépend, et qui, en plus de ne quasiment rien coûter aux multinationales, procurent à ces derniers une réputation de bons samaritains intouchables. Mais suffit-il de libérer la parole pour faire évoluer les choses, surtout quand l'auteur prend garde de ne nommer personne et dresse un portrait accablant, mais abstrait, qui veille au contraire à conserver l'image floue d'un Monnet, de façon à ce que l'observateur devine une silhouette sans qu'il ne puisse pour autant repérer les traits de son visage – vision d'artiste, certes, mais d'artiste contemplatif, qui maquille jusqu'à l'existence de son sujet d'esquisse, invoquant une pure création fantaisiste ?

Je ne nie pas pourtant à l'auteur le droit d'écrire une oeuvre esthétique, dont la fonction de ravissement intellectuel serait rehaussée d'une volonté d'éduquer le lecteur par une virtuose synthèse de l'enracinement des lobbys pharmaceutiques en Afrique, sous couvert d'intervention humanitaire – d'autres écrivains tel que Jean-Christophe Rufin ont opéré de la même façon, comme dans « Check-point » ou « le Parfum d'Adam » –, mais cette obstination d'exclure tout lien possible avec la réalité – sans doute motivée par des formalités juridiques –, même si elle est aussi une forme d'hypocrisie ironique, est un renoncement à toute perspective de changement : « Je vous livre ici, enrobé dans cette histoire fictive, mon sentiment de dégoût, ma révolte et mon implication pour le bien commun de l'humanité, à vous ensuite d'agir comme vous l'entendez, et je n'ai d'ailleurs aucune intention de vous empêcher de croiser les bras ou de continuer à tuer des êtres humains – ma part du travail est faite et cet héritage suffit à ma postérité ! Tout autre combat revient à d'autres que moi, qui ne suis qu'écrivain et n'ai pour seule ambition que de distraire mes lecteurs, voire de sensibiliser les foules à des turpitudes qu'ils ignorent, même si je répète encore que de tels complots sont des chimères. ». Quant à ceux qui me trouveront injuste de reprocher à John le Carré le choix d'un thème pourtant classique et donc des plus innocents, – simple potentiel stylistique, sans arrière pensée de militer pour je ne sais quelle cause – et qui revendiqueront haut et fort qu'il est tout à fait possible d'introduire un personnage végétarien sans pour autant se sentir une affinité pour les légumes, je rétorquerai que de tels travestissements identitaires ne se rencontrent que lorsque l'auteur souhaite se placer en tête des ventes et sacrifie donc ses convictions profondes pour un sujet en vogue – John le Carré, à l'évidence, est trop raffiné pour succomber à de telles facilités. Son écriture académique, nette, ne négligeant aucun détail et traitant des aspects psychologiques et documentalistes avec la lenteur et le sérieux – quoiqu'exquisément poli – d'un gentleman londonien, se poursuit avec constance tout au long du récit, sans audaces créatrices ou tentatives d'originalité : on y trouve un auteur extrêmement respectueux de son lecteur, c'est à dire, ne s'abaissant sous aucun prétexte à recourir à des péripéties extravagantes à seule fin d'impressionner son esprit crédule, mais tenant au contraire à lui offrir une oeuvre d'ampleur et de qualité, digne d'être hissée au rang des références dans ce registre particulier.

Les coupures de presse et les retranscriptions de mails occupent, vers le milieu du livre, pas moins d'une cinquantaine de pages, lorsque Justin fouille l'ordinateur de sa femme défunte et cherche des indices sur les investigations qu'elle menait en cachette. le lecteur y apprend peu d'éléments qu'il ne sache déjà ou ne puisse deviner par lui-même : ces documents, qui retracent l'histoire de la firme pharmaceutique, relatent les correspondances de Tessa et retranscrivent ses échanges avec la multinationale, permettant d'affermir l'authenticité du récit et d'abonder en informations non capitales, mais nécessaires à l'élaboration d'un mobile cohérent et réaliste – car en imprimant en lettres noires les noms de ThreeBees et de KVH dans des articles de journaux, et en animant les mails d'un langage propre, mots d'affection, abréviations et surnoms, le géant du médicament revêt le caractère d'une puissance insurmontable, dont la menace pèse lourdement sur la jeune avocate inexpérimentée qui s'est donnée pour mission de sauver les Africains et ne mesure visiblement pas le danger auquel l'expose sa cape de justicière moderne. Les interrogatoires, aussi, sont exhaustifs et se montrent plus utiles à rendre compte des différentes stratégies employées par la police pour faire parler les suspects, plutôt qu'à révéler des éléments cruciaux ou inattendus. En règle générale, le lecteur sait déjà de quoi il est question, comme le narrateur est interne à l'individu questionné : l'intérêt de ces longs interrogatoires, dès lors, se justifie uniquement par la résistance et les attaques de chacun de leurs protagonistes, selon ce qu'ils cherchent à dissimuler ou à découvrir.

Ni Justin, dont la passivité a longtemps été la caractéristique principale, ni Woodrow qui n'a jamais souhaité la mort de Tessa, même s'il l'a indirectement provoquée, ni même Lorbeer, scientifique en exil ne vivant plus que pour rattraper ses péchés et cela bien qu'il ait participé aux tests pharmaceutiques non éthiques perpétués en Afrique, ne sont des êtres fondamentalement « bons » ou « mauvais ». Au cours de sa quête, Justin réalise que nul n'est le véritable coupable – ni lui-même, ni aucun des hommes qui ont trahi sa femme en la dénonçant à leurs supérieurs ou collaborateurs mafieux –, car les responsabilités, comme c'est toujours le cas dans toute hiérarchie, sont partagées : un subalterne délateur agit la plupart du temps en connaissance de cause, comme il devine que son patron est tenu d'assurer la pérennité de l'entreprise et qu'il aura recours, à son échelle, aux moyens qui s'imposent pour se prémunir par exemple d'une poursuite judiciaire. L'enquête ne peut se résumer à la traque des meurtriers, puisque même ceux-là ne sont que des tueurs à gage, payés à « la course » et qui en font leur source de subsistance : les hommes, généralement, ne sont pas violents et pervers de manière innée, mais ils se trouvent, selon le hasard des circonstances, dans telle ou telle situation qui ne leur laisse guère de marge de manoeuvre – c'est le système qui répand partout ses moisissures et asservit chaque individu avalé par sa gueule béante et putride, anéantissant toute possible vengeance, puisque celle-ci n'a pas d'objet précis à abattre mais une multitude de petits faits et gestes qui, pris séparément, sont à peine plus fautifs qu'un simple larcin.

Tessa était une femme aimée ; son mari chérissait la fougue de sa jeunesse – puisqu'ils avaient tous deux une vingtaine d'années d'écart – sa vocation humanitaire, son idéalisme effréné ; ses amis appréciaient sa droiture, son altruisme et ses répliques impertinentes. Tessa était une femme libre, même dans le mariage : son époux ne savait rien de ses agissements et ignorait tout de ce qu'elle projetait de réaliser avec le médecin Arnold – on soupçonnera d'ailleurs ces derniers d'entretenir une liaison adultère dont Justin serait dupe, car il paraissait nourrir une foi absolue en sa femme et ne craignait pas qu'elle consacre ses journées à des activités mystérieuses en compagnie d'un autre homme. En cela, Tessa et Justin semblent incarner le couple parfait, où aucun des deux n'empiète sur les mouvements de l'autre et n'exige des concessions, un amour pur, dénué des marchandages coutumiers à toute relation contractualisée : le mari en tant que socle solide sur lequel s'appuyer, garant de la protection du foyer, la femme comme impulsion de vie, énergie pétillante, merveille de beauté et d'élans gracieux. C'est pourquoi la mort violente de Tessa est à la fois l'objet d'une enquête policière et le récit d'une perte affective qui frôle parfois le désespoir intolérable: qu'une jeune personne si précieuse à l'humanité ait pu disparaître dans des conditions si dégradantes – viol, égorgement – est une peine atroce pour ceux qui lui étaient proches, et John le Carré tâche justement à nous la faire connaître, afin que nous la pleurions mieux.

L'auteur – très professionnel – met en place divers procédés stylistiques : d'abord, les premiers chapitres du livre sont racontés par l'intermédiaire de regards extérieurs à celui de Justin, dont le lecteur ne perçoit le chagrin qu'en se basant sur les observations des autres personnages, souvent lacunaires et biaisées par leurs propres interprétations. Cette technique de distanciation initiale nous épargne les détails du premier choc émotionnel de l'époux endeuillé, dont on ne peut que deviner le gouffre abyssal, grâce à quelques indices adroitement disséminés dans la narration, mais elle permet surtout de réserver une certaine pudeur à Justin, qui est autorisé à accepter le décès de sa femme dans l'intimité de ses pensées, avant que celles-ci ne soient investies par un lecteur curieux et avide de pathétisme – de quoi rendre un personnage infiniment humain, car ce premier temps de solitude et de recul invite le lecteur à respecter cette orgueilleuse intégrité, d'abord considérée de loin, ainsi que cette totale indépendance vis-à-vis de la souffrance, qui ne demande pas que l'on s'apitoie sur son sort. Les deux procédés suivants sont plus classiques, mais habilement menés : l'incorporation de flashbacks, soit pour éclaircir quelque détail de l'enquête, soit pour varier la dose émotionnelle du récit – scènes d'amour, promesses, projets, etc. –, et l'adjonction des images et des reflets de Tessa dans le présent, comme si celle-ci habitait le récit, sorte de spectre bienveillant ou d'ange gardien – par exemple, elle joue le compagnon imaginaire de son mari, lui indiquant les bonnes directions et l'encourageant à poursuivre son périple. A cela s'ajoute la fatalité du temps gâché, où l'absence de communication entre les deux époux, au jour de leur vie commune, semble constituer l'erreur monumentale qui conduit ensuite à leur déchirement – « Pourquoi ne m'as-tu rien dit ? », tel est le regret ressassé de Justin, sa révolte la plus blessante, et il doit coûte que coûte combler cette vacuité en
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Le diplomate John Quayle débarque à Nairobi au Kenya avec sa jeune épouse Tessa, avocate. La vie de cet agent gouvernemental bascule dans l'horreur lorsque sa femme, révoltée par le sort des autochtones et militant auprès d'OGN est retrouvée violée, assassinée. Partie avec le docteur Bluhm, médecin africain très impliqué auprès de la population celui-ci a disparu. Effondré, Quayle doit néammoins prouver son innocence car la rumeur enfle disant que Tessa voyageait avec son amant. Dès lors l'homme effacé, discret va se faire violence pour faire la lumière sur l'abominable meurtre de Tessa. Et découvrir l'hypocrisie meurtrière de l'Angleterre qui cache la vérité pour protéger le lobby de l'industrie pharmaceutique. Les lecteurs coutumiers de le Carré seront surpris car ici, point de manipulation, de poker menteur, d'espions retournés, Justin est juste un homme blessé dans sa chair et son honneur, ,indigné et seul, il n'a qu'une idée, laver l'honneur de l'être aimé.
La charge de le Carré bien que fiction, fait bien évidemment penser aux scandales qui éclaboussent régulièrement les laboratoires pharmaceutiques et l'on ce dit que le réel est peut être dans ces pages.
La belle Tessa hante constamment le récit et l'on se dit que le combat pour rétablir la vérité coute que coute est une formidable preuve d'amour.
Passionnant, glaçant, captivant. le meilleur le Carré pour moi.


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489 pages c'est beaucoup... Et si je veux être plus sévère encore, je vais écrire tout ça pour ça! Bien sûr, il y a quand même eu quelques passages que j'ai appréciés, mais beaucoup trop de longueurs, dans la lecture de documents ou de mails, dans des échanges oraux... Beaucoup de pages à lire avant que le livre m'intéresse vraiment... Et puis une histoire qui fait la part belle à la voyoucratie qu'elle émerge de la fange ou qu'elle soit en col blanc! A quoi bon se battre puisque les méchants tirent toujours les marrons du feu?
Pas convaincue, je suis même plutôt déçue.
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Big Pharma ?
Je ne suis pas complotiste. Mais les complots cela peut aussi exister. Entre les délires que l'on entend tous les jours et une attitude naïve il y a de nombreux degrés. Ce roman est là pour nous le prouver.
Ce roman (magnifiquement adapté d'ailleurs au cinéma) dénonce la politique de certains grands groupes pharmaceutiques à un certain moment, en certains lieux. Et c'est un constat terrible. John le Carré est pour moi l'un des auteurs les plus importants pour comprendre l'histoire récente, qu'il s'agisse de la guerre froide ou bien sûr comme ici du chaos de l'après-guère froide.
le livre est magnifiquement écrit, l'histoire finalement romantique en diable (mais comme toujours en réalité chez le Carré), la fin tragique (si vous avez lu un le Carré qui finit bien, il m'a échappé !), et le réalisme au plus haut niveau. John le Carré enquêtait énormément pour ses romans ( il l'a raconté de manière plaisante dans ses mémoires).
Inconsolable de son décès, je regrette un écrivain qui nous aidait réellement à comprendre notre monde, quand d'autres nous aident à nous intéresser à leur nombril. Et puis il y a une écriture si singulière, une ironie puissante et un sens qui n'est presque qu'à lui des personnages.
La finesse et la puissance de son analyse sur bien de sujets nous manque. Pour ceux qui découvrent le regard de le Carré sur l'Afrique, on peut prolonger cette lecture par le magnifique Chant de la mission.
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Citations et extraits (41) Voir plus Ajouter une citation
Notez bien ça, mon gars. On ne donne les denrées qu'aux femmes. Les hommes, on ne leur fait même pas confiance pour traverser la route, ces crétins, ça non ! Ils revendent notre bouillie sur les marchés ou ils en font faire de l'alcool par leurs femmes. Ils achètent des cigarettes, des armes, des filles. Les hommes sont des bons à rien. Les femmes s'occupent du foyer, les hommes font la guerre. L'Afrique entière est une lutte des sexes, mon gars. Seules les femmes accomplissent le travail de Dieu, ici. Prenez note.
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Le haut-commissariat britannique de Nairobi reçut la nouvelle à 9h30 un lundi matin. Sandy Woodrow la prit comme une balle, les dents serrées et le torse bombé, droit dans son coeur d'Anglais velléitaire. Il était debout. De cela au moins, il se souvint par la suite : lui debout et la ligne intérieure qui sonnait. Il suspendit le geste qu'il avait amorcé, se pencha vers son bureau, décrocha le combiné et annonça : "Woodrow", ou peut-être : "Ici Woodrow." Presque en aboyant - il garda un souvenir très net de sa voix soudain cassante, méconnaissable : "Ici Woodrow." Son nom pourtant si respectable, mais sans le surnom "Sandy" pour l'adoucir, et craché comme s'il le détestait, parce qu'il devait officier dans trente minutes précises à la grand-messe rituelle du haut-commissaire où, en temps que premier conseiller à la chancellerie, il jouait les modérateurs face à la bande de divas maison qui se disputaient l'exclusivité du coeur et de l'âme du haut-commissaire.
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Les premiers échanges entre Woodrow et les deux policiers furent la courtoisie même : eux avaient conscience d'être chargés d'une mission délicate, ne comptaient pas compromettre la communauté blanche de Nairobi, etc., etc., et lui leur promit en retour la coopération de son personnel et tous les moyens requis, amen. Ils s'engagèrent à le tenir informé des progrès de l'enquête tant que cela cadrait avec les instructions de Scotland Yard, et il leur fit aimablement remarquer qu'ils servaient la même reine et donc que si Sa Majesté se contentait de se faire appeler par son prénom, alors nous aussi.
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Voici la vie pharisaïque que nous menons. Un continent se meurt sous nos yeux et nous sommes ici, debout ou agenouillés, à boire du café devant un plateau en argent alosrs qu'au bout de la rue des enfants crèvent de faim, des malades meurent et des politiciens pourris ruinent le pays qu'ils ont manipulé pour se faire élire.
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- Bon, alors, vous vous rencontrez, reprit Lesley. A l'hôpital. Dans le hall du service postnatal. Pas très discret comme point de rencontre, si? Deux Blancs perdus au milieu de tous ces Africains..."
Vous y êtes allés, songea-t-il dans un nouvel accès de proche panique. Vous avez visité l'hôpital.
"Ce n'était pas des Africains qu'elle avait peur, mais des Blancs. Impossible de lui faire entendre raison. Quand elle se trouvait parmi des Africains, elle se sentait en sécurité.
- Elle vous l'a dit?
- Je l'ai déduit.
- De quoi? s'enquit Rob?
- De son attitude ces derniers mois. Depuis le bébé. Vis-à-vis de moi, de la communauté blanche, de Bluhm. Bluhm ne pouvait rien faire de mal. Il était africain, beau et médecin. Ghita est à moitié indienne, ajouta-t-il sans raison.
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