A travers le portrait de son père, l'auteur met en scène dans ce livre, la violence coloniale en Algérie, et la violence sociale que ce dernier trouve en France à 25 ans lorsqu'il y arrive en 1962. Dans un récit plein de retenue et de pudeur, il redonne vie à ce père, après vingt longues années d'éloignement et de silence que la mort vient solder en 2020. Mohand Saïd Aït Taleb est un taiseux, écrasé par le travail à la Société métallurgique de Normandie, incapable d'exprimer par les mots sa peur du manque, du vide, de la faim, incapable de se révolter, car « la misère leur avait couvet les yeux, d'une croute plus épaisse encore que la corne des pieds »
L'ouvrier de 30 ans qui pointe à la SMN, creuse toujours ce sillon amer qu'il découvrait à 9ans en allant se vendre comme journalier, dans les exploitations des colons. La misère en France prend d'autres formes, elle se police un peu : les 3 pièces d'un logement HLM abriteront mieux les 9 frères et soeurs que le gourbi du bled, l'école vengera l'analphabétisme des parents, mais le manque sera toujours là, et Mohand Saïd n'aura pas d'autres armes que ses colères pour crier son désespoir.
«
Un homme sans titre » est un récit d'une grande douceur pour dire la dureté implacable des conditions de vie d'un ouvrier immigré dans les années 60 et 70, puis le reflux aussi inhumain, lorsque la SMN ferme ses grilles sur fond de calcul de rentabilité, devant l'afflux d'aciers moins couteux venus d'ailleurs. Dans cet hommage à son père, l'auteur ne traque pas les traces de vie d'un héros, il donne l'image émouvante et pleine d'humanité d'un homme fragile dont l'histoire a creusé les failles jusqu'à l'écraser totalement. Devant cette réalité, l'auteur s'efface, en choisissant d'aborder son propre parcours discrètement, seules quelques allusions réussissent à l'esquisser en creux, dans l'ombre de son père retrouvé.
Ce père à qui il s'adresse directement à la fin du livre revendiquant son héritage, celui d'une rage partagée, celle qui lui a fait dresser la tête et assumer ses différences. Héritage d'un courage, celui de demander pardon, celui de choisir la traduction littérale de son nom pour ne rien oublier, pour affirmer un lien dont il est fier.
Ce roman vient s'inscrire parmi les récits d'auteurs qui ont voulu témoigner de leurs origines en mettant en scène la distance que leur vie a creusée.
Xavier le Clerc apporte ici un témoignage original par le ton, par le style, par l'analyse fine et percutante de l'hypocrisie sociale. Je remercie Babelio et les éditions Gallimard de m'avoir permis cette découverte.