— Vous n'avez pas encore compris, Genry, pourquoi nous avons porté à sa perfection l'art de la divination et pourquoi nous le pratiquons.
— Non.
— Pour démontrer la parfaite inutilité de connaître la réponse à la mauvaise question.
Les Terriens ont tendance à penser qu'il leur faut aller de l'avant, réaliser des progrès. Les gens de Nivôse, qui vivent toujours en l'an I, ont le sentiment qu'il importe moins d'aller plus loin que d'être là.
Les noms ne leur suffisent pas, il leur faut des étiquettes — qui comptent davantage que l'objet étiqueté.
Chapitre 6 : Nu pour l'exil.
On ne m'avait pas donné de fusil mais il m'en tomba un sous la main tandis que je rôdais du côté des cuisines pour essayer d'obtenir quelque chose à manger. Le fusil du cuisinier était accroché à un clou derrière son grand four de boulanger. L'ayant subtilisé, je m'aperçus qu'il n'avait pas de dispositif mortel; peut-être aucun des gardiens n'avait-il d'arme meurtrière. Pourquoi tuer lorsque la faim, le froid et le désespoir s'en chargent si bien ?
Il faut prévenir le Premier Mobile que, à moins qu'il ne soit très sûr de lui, ou sénile, il souffrira dans son amour propre. Les hommes veulent qu'on considère leur virilité, les femmes qu'on apprécie leur féminité, aussi subtils et indirects soient les signes de reconnaissance et d'appréciation. Sur Hiver, ils n'y en aura pas. On est respecté ou jugé seulement en tant qu'être humain. C'est une expérience épouvantable.
LA CRÉATION DU MONDE
Au commencement étaient la glace et le soleil - c'est tout. De nombreuses années passèrent puis le soleil fit fondre une grande crevasse, une crevasse sans fond dont les parois étaient garnies de figures taillées dans la glace. Goutte à goutte, ces figures de glace commencèrent à fondre, et les gouttes tombèrent dans le gouffre sans fond. L'une des figures dit : «Je saigne.» Une autre : «Je pleure.» Une troisième : «Je sue.»
Les figures de glace se hissèrent hors de l'abîme et se dressèrent sur le glacier comme des géants. Celui qui avait dit «Je saigne» étendit la main vers le soleil pour puiser dans les entrailles de l'astre des poignées d'excréments, dont il fit les collines et les vallées de la terre. Celui qui avait dit «Je pleure» souffla sur la glace pour la faire fondre et former ainsi les mers et les rivières. Celui qui avait dit «Je sue» brassa un mélange de terre et d'eau pour en faire les arbres, les plantes, les herbes, les graines des champs, les animaux et les hommes. Les plantes poussèrent dans le sol, les bêtes coururent sur la terre ou nagèrent dans la mer, mais les hommes ne s'éveillaient pas. Ils étaient trente-neuf. Ils dormaient sur la glace, sans remuer.
Alors les trois figures de glace s'assirent, genoux repliés, et se laissèrent fondre au soleil. En fondant, elles donnèrent du lait, et le lait coula dans la bouche des hommes endormis, et les hommes s'éveillèrent. Seuls boivent ce lait les enfants des hommes, et sans lui ils ne peuvent s'éveiller à la vie.
- Nous, dans le Handdara, ne voulons pas de réponses. C'est difficile, mais nous essayons de les éviter. (...) Nous venons ici surtout pour apprendre quelles questions ne pas poser. (...) Tu ne vois toujours pas, Genry, pourquoi nous avons perfectionné et exerçons la Prédiction ?
- Non.
- Pour démontrer la parfaite inutilité de connaître la réponse aux mauvaises questions.
L'inconnu, le non prédit, le non prouvé, voilà sur quoi se base la vie. L'ignorance est le terrain de la pensée. L'absence de preuve est le terrain de l'action. Si l'on prouvait qu'il n'y a pas de Dieu il n'y aurait pas de religion. Pas de Handdara, pas de Yomesh, pas de dieux du foyer. Mais aussi, si l'on prouvait qu'il y a un Dieu, il n'y aurait pas de religion... Dis-moi, Genry, qu'est-ce qui est su ? Qu'est-ce qui est sûr, prédictible, inévitable - l'unique chose certaine que tu sais à propos de ton futur, et du mien ?
(incipit)
Je ferai mon rapport comme si j'écrivais une histoire, car quand j'étais enfant sur mon monde natal, on m'a appris que la Vérité est une question d'imagination.
Le jour est la main gauche de la nuit,
et la nuit la main droite du jour.
Deux font un, la vie et la mort
enlacés comme des amants en kemma
comme deux mains jointes
comme la fin et le moyen.