Il y a parmi nous certaines personnes dont l'imaginaire est si développé qu'il s'échappe à peine la bouche ouverte, juste lorsque la main sur le manche de la guitare effleure les cordes et tissent une mélodie. Parmi ces faiseurs il en est pour nous combler, lecteurs, il est des écrivains dont le talent d'invention est comme partie intégrante des pages qu'ils noircissent.
Ursula le Guin est cet écrivain, et à ma (petite) connaissance, il y en a peu pour lui rendre la mesure. Je ne parle pas ici de simples faiseurs d'histoires, de breloques agitées en préambule à n'importe quel récit de fantasy ou de science-fiction. J'évoque ici ces vrais faiseurs de mondes, ces personnes dont l'imaginaire est si riche qu'il ne saurait être contenu autre part que dans une tautologie qui lui est propre, autrement dit un récit qui ne répondrait qu'à lui même.
A cela un monde d'inventions est nécessaire et il est plusieurs façons de l'envisager.
Tolkien - puisqu'il faut bien en passer par lui lorsqu'on évoque l'entreprise d'écrire et d'inventer de la fantasy - avait passé sa vie d'écrivain dans la terre du Milieu. Il lui a façonné des contes, des mythes et des légendes, une histoire, un pretexte à une grande quête (laquelle est généralement moteur à l'élaboration du récit d'Heroic-Fantasy) et c'est sans jamais sortir de ce monde qu'il a livré sa carrière entière d'écrivain.
Ursula le Guin agit un peu de la même façon, mais ceux qui ont déjà eu le bonheur de parcourir les mondes de
Terremer savent combien son imagination capte toutes sortes d'éléments extérieurs aux préoccupations finalement assez peu "terriennes" de
Tolkien. Lorsque Ursula le Guin imagine
La vallée de l'éternel retour, elle agit à la façon d'une historienne qui découvrirait une civilisation enfouie. Cette historienne devrait immédiatement passer la main à une anthropologue, à un médecin, à un astrologue, un conteur, mais aussi un géologue et à tous ces métiers qui grattent et cherchent sans relache le sens caché des choses. Voilà
la Vallée de l'éternel retour, un tout cohérent mais qui ne va pas trouver son unité dans le récit - puisque de récit propre, il n'y a finalement que l'histoire de Roche Qui Raconte, récit entrecoupé par mille autres choses - et que si l'unité se dégage tout de même en fin de lecture, c'est bien entendu surtout parce que
Le Guin a su, par sa finesse et l'extrême délicatesse avec lesquelles elle sait construire ses livres rendre au lecteur une oeuvre unique, pleine d'un monde totalement fictif mais contenant ses gens en propre, son peuple, ses maisons, ses us et coutumes, ses langues et incompréhensions. le grand écrivain qu'elle figure tend à toujours creuser ce sillon qui simule la relation entre les hommes, dans leur sexualité mais aussi dans leur vie quotidienne, leurs coutumes et leur travail. En fait en abordant un monde fictif elle parle surtout du notre, de nos vies et nous renseigne sur ce qu'il est vraiment essentiel de goûter lorsqu'on est homme, mais sans moralité exacerbée, juste le bon sens d'appréhender les éléments de la bonne façon.
La Vallée de l'éternel retour ne conviendra pas à tous les lecteurs, il n'est pas construit comme le simple récit logique d'une quête et d'un graal à obtenir mais au contraire s'interroge sur les conditions d'existence d'un peuple entier, coupé du monde, sur la naissance d'une mythologie et bien d'autres choses encore.