De cauchemar et de feu

Aveuglé par ce "porteur de lumière" en grec, Seamus en avait omis son latin: le "porteur de lumière" en latin n'est autre que Lucifer.

Et puis faut être taré pour jamais vouloir débrancher de la réalité, pour avoir tout le temps les mains sur le guidon, pour jamais lâcher prise... Faut vraiment avoir peur de soi. Voilà ! Vous vous terrifiez vous-mêmes, c'est moche ! Vous savez pas ce qui va s'échapper de là-dedans si vous laissez sortir, alors vous cadenassez tout... Pas de clopes, pas d'alcool, rien... Clac-clac-clac... Personne rentre, personne sort...

Mehrlicht dévidait la suite logique de ses pensées en un fil continu, une pelote multicolore. L'enquêteur est un inventeur d'histoires vraies.

La première chose qui frappa Laura fut l'odeur, un relent âcre qu'avaient laissé dans leur sillage les milliers de corps passés entre ces murs, qu'aucun détergent ne parvenait à abolir, un remugle aigre qui, depuis la nuit des temps, se frayait un chemin jusqu'aux tréfonds du cerveau limbique des mammifères pour y imprimer un seul message : "Fuis !"

Si les chats de Derry parlaient, ils auraient piaulé leur douleur, ils auraient hoqueté leur chagrin, impuissants dans cette guerre fratricide qui encageait l'Irlande, la tuait à petit feu et la noyait inexorablement sous ses propres cendres.
Mais les chats de Derry ne parlent pas. Jamais.

— Tout ça, c’est la faute à l’Europe !

Le chauffeur du taxi parlait fort pour couvrir la soupe R’n’B qui dégoulinait de l’autoradio.

— En Angleterre, c’est pas pareil ! Ils roulent à l’envers. Je veux dire, ils roulent pas comme nous. C’est vrai ou c’est pas vrai ?

Sur la banquette arrière, Laura Reinier approuva de la tête.

— C’est pas vrai ? insista le chauffeur.

— Si, si, gémit-elle.

Il dévisagea un instant dans le rétro la petite jeune femme blottie contre la portière.

— Vous êtes pas de Paris, vous… Vous allez voir, les Parisiens, ils sont racistes ! L’Angleterre, c’est mieux !

— Vous n’êtes pas français ? hasarda-t-elle d’une voix fluette.

La remarque parut le contrarier.

— Ben si ! Je suis né à Chennevières.

— Ah…

La musique emplit de nouveau l’habitacle d’une sensualité synthétique. Par la vitre, Laura Reinier observait un trait de lumière qui, sur le trottoir luisant de pluie, semblait faire la course avec elle. Le chauffeur de taxi n’en avait visiblement pas terminé avec ses leçons de vie et tenait à dispenser sa sapience.

Un cauchemar ! Il n’y avait mot plus juste pour qualifier ce voyage. John Murphy en acquit la certitude en s’examinant dans la glace. Son visage rougi par le froid lui semblait plus vieux, plus fatigué. Ses cheveux noirs ruisselaient de pluie. Une nébuleuse de gouttelettes étincelantes s’accrochait encore à ses épais sourcils et lui donnait un air de chien mouillé. Il souffla. Une brume grise brouilla les détails de son reflet. C’était mieux comme ça. Il posa les clés du camion sur le bord du lavabo et fit couler l’eau, attendit un peu, puis tendit les mains sous le jet chaud. Il resta ainsi quelques instants à fixer le flot qui filait entre ses phalanges, réchauffait doucement ses doigts engourdis et chassait son angoisse. Il respira à fond plusieurs fois. Tout s’était finalement bien passé, malgré la pluie, le froid, les deux jours de trajet. Malgré la cargaison. Un frisson le saisit. Il se dit qu’il était temps de raccrocher. Il n’avait plus l’âge. Il n’avait plus les nerfs aussi solides qu’à vingt ans. Et le cœur fatiguait. La chaleur qui se diffusait dans ses mains lui confirmait son envie de confort, de calme, son besoin de paix.

-Laisse tomber, ce sont des tièdes. Je vomis les tièdes. Juste un trio de quiches! Des quiches tièdes.

Un jour, on a dix ans et on joue avec les copains. Un jour, on a vingt ans et les copains viennent vous coller une balle dans la tête.