« Certaines fictions sont, pour leur auteur, un moyen de se libérer d'une obsession qu'il ne parvient pas à définir clairement. »
Ernesto Sábato
Saluons la traduction fabuleuse de l'espagnol de Margot Nguyen qui a su retranscrire l'intrinsèque de «
La nuit sans mémoire » de
Jordi Ledesma dont le précédent roman «
Ce que la mort nous laisse » en paru en 2019 aux éditions Asphalte.
L'écriture est souffle et beauté, olympienne et surdouée. À elle seule, elle arrime l'ancre de ce roman dans un port inoubliable. Intime et sociétal, ce roman d'une voix douce, rassemble l'épars des déchirures et des interpellations.
Ce livre de mémoire, poignant, viril, vif est dans un même tempo d'une force bouleversante.
À l'instar de la solitude jetée à la mer comme une bouteille en quête de survie. L'exutoire des rémanences en quelque sorte.
D'ombre et de lumière, un homme comme un écho, lève le voile avec un magnétisme fulgurant sur le crépuscule des évènements passés.
« Lorsque je contemple la large grève, j'ai du chagrin. J'hésite à raconter comment mes fantômes me parlent. »
Le narrateur est un homme mélancolique et romantique, ténébreux, sensible et empreint de l'obscurité de ses jours. Entre la drogue et les turbulences, ses souffrances abyssales et ressacs.
Il revient sur sa terre natale dont il ignorait les couleurs depuis plus de vingt ans. Tant pour écrire son roman que pour résoudre l'énigme de deux disparitions celle de Pinilla, un jeune homosexuel et celle de Luda Petrova une jeune russe immigrée belle à l'aura captivante et imprévisible et dont la beauté faisait des ravages, des rumeurs et des fausses-pistes.
« Aujourd'hui, je crains moins de mourir que de mourir sans avoir pu narrer cette histoire. »
La Catalogne soulève ses poussières et ses non-dits, dans un bourg de villégiature dont le narrateur connaît chacune des ruelles, l'ombre des regards et l'expression aride d'une station balnéaire à taille humaine, prise en tenailles dans ses mystères.
Il est ici, dans cette assise, va enquêter, faire remonter à la surface la furie des silences opaques. Les fantômes qui lacèrent son désespoir.
Les Marquis, une famille emblématique, souveraine et riche. Il va se heurter à ses souvenirs, tant d'années passées depuis les disparitions suspectes et enfouies sous les diktats. Les Marquis, plus qu'une famille, une tarentule qui brise ce qui dérange. L'idiosyncrasie et le microcosme d'un pays en proie à la corruption.
Ils ont deux fils, dont le cadet est homosexuel tout comme Pinilla.
Que s'est-il passé ?
« Nous fûmes de la génération qui hérita de mythes à transformer en classiques. La mer fut la Tamise où se noya tout ce qui advint. Voilà, tout, ou plutôt rien : une apparence pour combler l'attente, un maquillage de veillée funèbre. »
« Comment savoir si la terre n'est pas l'enfer d'une autre planète ? »
La distance depuis les vingt ans d'errance se resserre. L'exutoire comme une initiation à la vie. Un puzzle qui va s'assembler immanquablement. Peut-on survivre à la vérité ?
Démonter un à un les carcans d'un système qui se pensait invincible.
Politique, sociologique, rude et tendre à la fois, capable d'affronter les Petits Marquis, emblème d'un empire, prisme édifiant, ce roman sombre est une mise en abîme des années 1990 dans une Catalogne en pleine évolution. le narrateur va tout faire voler en éclat.
« J'avais compris qu'après cela, pour toujours et de mon plein gré, je deviendrais un étranger. J'assume tout plutôt que d'être esclave. »
Magistral, ce roman qui ne renonce pas est l'affranchissement d'une dignité. «
La nuit sans mémoire » est le triomphe d'un hommage mémoriel pour Luda Petrova et Pinilla. Écrire et renaître envers et contre tout. Vertigineux, ardent, une fresque balnéaire radicale, sans vacillements, sombre et lumineuse. Phénoménal, puissant, une urgence de lecture. L'épiphanie de la mémoire. Publié par les majeures Éditions Asphalte.