PROLOGUE
Octobre 2009
Le vent me cingle le visage.
Je pédale de plus en plus vite, de plus en plus fort.
J’entends un hurlement au loin. Un animal ? Je frissonne et j’accélère.
La nuit… La nuit et ses ombres, ses bruits, ses chuchotements, ses mouvements auxquels on ne prêterait jamais attention en plein jour.
Mes mollets sont douloureux, mais je continue. Je n’ai pas besoin d’aller vite. Personne ne m’attend. Mais ma tristesse, ma douleur et ma peur, elles, s’impatientent.
Comment tout cela a-t-il pu arriver ?
Cette soirée devait être une simple soirée entre filles, dans les bois, une soirée pour se faire des confidences, pour se lâcher un peu, pour s’amuser, pour se raconter nos rêves et nos peurs, et s’en moquer gentiment.
Cela fait à peine dix minutes que je les ai quittées, dix minutes que je suis seule dans la nuit. Mes larmes ont dû sécher. Je devine sans les voir les longues trainées noirâtres qui doivent strier mes joues. Du revers de la main, je me frotte le visage et essaye de les faire disparaître.
Anne.
Elle était pleine de sang. Ma vision se brouille au souvenir de cette image cauchemardesque. L’autre aussi était couverte de sang. Je savais que cette fille ne nous attirerait que des problèmes, je le sentais.
Je profite de la ligne droite et ferme les yeux. Je connais le chemin par cœur, des années que j’arpente cette route.
Le vélo roule pratiquement tout seul, j’enlève mes pieds des pédales et les appuie sur le cadre, je le laisse me ramener chez moi.
Je pense à Anne, ma petite Anne, ma douce, ma gentille Anne…
Dans la noirceur de ce jeudi d’octobre, je laisse échapper un sanglot. Mon cri résonne dans le silence de la nuit puis meurt dans la campagne.
Dans le virage, je manque de déraper et mon cœur s’emballe. Je réussis tant bien que mal à rétablir l’équilibre et reprends ma course folle.
J’ai vingt ans et ma vie vient de changer. J’ai vingt ans, et ce soir, je sais que ma vie ne sera plus jamais la même.
Je pédale toujours plus vite.
Je suis seule. Je ravale les larmes qui menacent à nouveau de couler. Je ne dois pas pleurer. Personne ne doit savoir.
Nous nous sommes séparées il y a maintenant vingt minutes. Chacune a son rôle, chacune a son plan. Chacune doit s’y tenir.
Je pédale encore et encore, je peine à respirer, mais je dois rentrer.
J’ai peur.
Ma poitrine cogne et j’ai du mal à avaler ma salive.
Au loin, j’aperçois enfin les lumières familières et rassurantes de la maison. Je freine et, sans m’arrêter, je saute du vélo. Entraînée par les roues toujours en mouvement, je cours sur quelques mètres puis finis par m’immobiliser devant le petit portail.
On y est.
Tout commence maintenant.
J’appuie sur la poignée et traverse le jardin, je pousse la porte en criant : « C’est moi, je suis là ! ».
– Pourquoi est-elle partie ?...
Bonne question.
Avec le recul, je ne sais pas pourquoi elle a pris cette décision. Elle avait sûrement envie de pimenter sa vie. Anne faisait partie de ces personnes qui s’ennuyaient rapidement. Elle n’était jamais satisfaite, toujours déçue. Sa condition la rendait malheureuse, elle aspirait à autre chose, à un destin plus grand, plus ample. Elle avait besoin d’un projet, d’un objectif qui la porte. Emma lui a apporté le grain de folie qu’elle recherchait désespérément.
D’une façon générale, les gens d’ici détestent qu’on vienne fouiner et ont les étrangers en horreur.
Le bonheur est comme un papillon : il vole sans jamais regarder en arrière.
Il m’arrive parfois de redouter le jour où l’une d’entre nous rencontrera l’homme de sa vie, même si, dans le cas de Marie, ce n’est pas pour tout de suite. Elle a le don d’attirer les cas, il faut croire que son physique avantageux ne l’immunise pas contre les débiles.
Sans caféine, impossible d’affronter la journée. J’ai toujours aimé le café. Plus jeune, je mettais une tonne de sucre, aujourd’hui je le bois noir.