Il est probable que je n'aurais jamais lu ce livre si je n'étais pas passée par Les Entretiens inactuels et une foule d'autres choses, et surtout après m'être renseignée sur l'auteur qui est un personnage tout à fait extraordinaire (né dans la banlieue la plus criminelle de France, colleté très jeune avec les réalités sympas du tribalisme ethnique, obligé de bosser dans des plans vraiment pourris faute de piston (et parce que white male pauvre), puis devenant l'un des plus grand entraîneurs olympiques français pour financer des études qui le mèneront jusqu'au doctorat en Sorbonne, mention très honorable avec les félicitations du jury… ouf! L'anti-Branco, en somme; d'où: intérêt vigoureux pour un type "vrai", et "en dur", en ces temps d'imposture galopante et de fausses références académiques: cf. les CV bidonnés de Macron, d'Aberkane, etc. etc. qui ne sont plus l'exception, mais deviennent la règle dans ce pays en complète déliquescence qui fut autrefois le centre de rayonnement intellectuel du monde entier. Mais ça, c'était avant.)
Bref, je retiens deux choses absolument passionnantes du Narrataire de Legeard au point de vue histoire des idées:
*Primo: le concept de MODERNEITE. Heureusement, le mot vient à la suite de la démonstration, ce qui permet de l'accepter de bonne grâce, même quand, comme moi, on est allergique aux néologismes. Ici, c'est acceptable parce que Legeard présente un concept réellement original, un concept autochtone qui fonctionne très bien. A idée nouvelle (et ce n'est pas fréquent), mot nouveau. D'accord.
Alors, c'est quoi la modernéité? le suffixe en "-éité" a été choisi par Legeard pour distinguer de la modernité qui est la simple condition, passive, de l'homme moderne, c'est-à-dire de l'homme né dans un monde bouleversé par la révolution industrielle et la Révolution bourgeoise de 1789 qui l'accompagne. La modernéité traduit la volonté active d'un individu sain de s'adapter à un monde de fous qu'il rejette instinctivement "par toutes les fibres de son être" parce qu'il a déraciné l'homme (le paysan devenu ouvrier), détruit la hiérarchie naturelle et organique de la société pour mettre au sommet la loi du profit et faire de l'arrivisme le seul mobile des actions sociales.
Ceci nous amène au second concept:
*Secundo: le concept d'ANTI-HEROS.
Emmanuel Legeard va démontrer de façon très convaincante sur 300 pages que le roman, genre littéraire né de la modernité, n'a que des anti-héros, jamais de héros. Pourquoi? Parce que le héros relève d'une société organique harmonisée où la norme n'est pas contre nature et dont les valeurs officielles sont le bien, le beau, le vrai. le héros met donc en action des vertus comme le courage, l'honneur, la magnanimité, la loyauté, etc. L'épopée (
Gilgamesh, l'Odyssée, le cycle de la Table ronde, etc.) était le miroir de ces sociétés, ce qui explique la centralité d'un héros.
Dans une société perverse, en revanche, l'individu qui aurait été un héros dans une société traditionnelle est en proie au désarroi le plus complet: il est tiraillé entre la volonté d'adaptation au monde tel qu'il est et son rejet instinctif de la pourriture sociale. Il se décide finalement CONTRE la société, ce qui fait de lui un Anti-héros (Rastignac, Julien Sorel du Rouge et le Noir, Etienne Lantier dans Germinal, les protagonistes de
Sartre, de
Blondin, ou les durs à cuire comme les privés héros de
Dashiell Hammett, etc. etc. etc.)
Cette analyse peut être mise en parallèle avec les propos de
Julius Evola à propos des "anarchistes de droite":
"A l'opposé de ce que pensent psychiatres, psychanalystes et «assistants sociaux », dans une société et une civilisation comme celles d'aujourd'hui et, spécialement, comme celles d'Amérique, il faut voir en général l'homme sain dans le rebelle, dans l'asocial, dans celui qui ne s'adapte pas. Dans un monde anormal, les valeurs se renversent : celui qui apparaît anormal par rapport au milieu existant, il est probable que c'est justement lui le « normal », qu'en lui subsiste encore un reste d'énergie vitale intègre ; et nous ne suivons en rien ceux qui voudraient « rééduquer » des éléments de ce genre, considérés comme des malades, et les « récupérer » pour la «société ». Un psychanalyste, Robert Linder, a eu le courage de reconnaître cela." (
Julius Evola, La Jeunesse, les beats et les anarchistes de droite, in
L'Arc et la massue, 1968)
Enfin, je retiens un troisième point, que je trouve tout à fait aussi intéressant dans
le Narrataire:
Emmanuel Legeard explique que les héros "épiques" "dégénérés" ne se retrouvent plus désormais que dans des genres très mineurs ou pas littéraires du tout comme les superproductions hollywoodiennes. Pourquoi? La raison en est très simple: comme chez le héros épique de l'Antiquité, le héros hollywoodien porte les "valeurs" de la société. Mais les valeurs de la société… ACTUELLE! Autrement dit: il est l'expression du marxisme culturel/politiquement correct, idéologie officielle de la mondialisation néo-libérale . La vacuité écoeurante de cette production est criante parce qu'elle est, pour reprendre l'expression forgée par
Emmanuel Legeard, l'expression de la "mondialisation par le vide"...