Citations sur La part du requin (19)
Ici, le temps n’était pas de même nature qu’ailleurs. Il s’étirait et se contractait suivant les lunes et les vents, se fondait dans la nuit des ancêtres, dans l’immensité du ciel et de l’océan. »
L'eau phosphorescente glisse sur la peau de Hina, la porte et soutient sa nage souple et silencieuse. Elle se sent heureuse, en paix avec elle-même et avec les hommes, porteuses de vie et d'amour, femme de terre et d'eau, femme 'enana et hao'e, lien de deux mondes qui fusionnent en elle. Elle porte les villes de là-bas, avec leurs rues pavées, leurs voitures à chevaux, leurs femmes en robes et chaussures vernies, leurs maisons de pierre et la vie d'ici, de fruits et de vent, de vagues et de parfums, de liberté et de tapu.
L'île l'habite, palpite en lui, comme un corps gigantesque dont il ne peut se détacher.
Elle aussi s'attristait de renoncer à ses séances qui lui avaient permis de faire naître une autre femme en elle-même. Car au-delà du plaisir que lui apportait sa relation avec l'officier, les livres avaient ouvert sa conscience et lui avaient fait mesurer la fragilité de son petit monde insulaire.
Et c'est elle qui bougea comme la houle, avec douceur et puissance, toute en flux et reflux, souveraine, tandis que l'homme immobile et émerveillé suivait de ses mains les courbes du corps offert. Balancés de roulis, accompagnés du bruit régulier du clapot contre la coque, leur mouvement se transforma en une vague qui prit le temps de se dresser avant de déferler et d'exploser, puissante, les laissant effondrés, le souffle court, sur les draps défaits de la couchette.
Car en entrant dans le savoir contenu dans les livres du Français, elle avait non seulement appris à déchiffrer et à écrire dans la langue de son père, mais elle avait accédé au monde des blancs et à la façon extraordinairement complexe dont il était organisé. Le plus déroutant était qu'aucune force magique ne s'y exerçait. Tout y avait une explication basée sur la raison, qui était une façon de penser contraire à la tradition. Leurs nombreuses lois écrites paraissaient leur apporter plus d'obligations que de bonheur.
Il sanglote. Il pleure enfin toutes les larmes que depuis la mort de son épouse il retenait. L'eau coule de ses yeux par torrents et c'est une peine venue de loin, grossie de son amour mort. Et c'est comme si le requin en fuite avait relâché dans la mer en plongeant tout l'amour dévoré dont il ne savait que faire. Et cet amour-là, en retrouvant sa place dans la poitrine de l'homme, en le gonflant d'émotion, en chasse l'eau salée croupie de sa tristesse.
Et quand Alban, lassé d'observer les tatouages géométriques qui recouvrent ses avant-bras, chaîne de crabes comme des hommes, lignée dont il est un maillon, se retourne vers l'intérieur de lui-même, il est pris de vertige devant le vide qu'il découvre, puits abyssal étroit comme une racine, qui plongerait jusqu'à une profondeur telle que toute vie a cessé et que n'existe là qu'une éternelle solitude.
De sa place sur la terrasse de pierres polies, elle peut apercevoir, dépassant de hautes masses vertes, la tête de son fiancé qui lui fait des grimaces et des signes de la main. Il lance les fruits à un enfant qui les rattrape en riant. Ce bonheur est si doux qu'elle se demande s'il sera assez solide pour qu'elle puisse se reposer sur lui.
Le rougeoiement des braises faiblissait, laissant l'obscurité envahir la crypte aérienne. La chaleur transmise par le feu engourdissait l'homme. La nuit était aussi complète que le silence, à peine traversé du chant ténu du ruisseau dont le trait argenté fusait sous les feuillages.