Citations sur Cadres noirs (210)
Le premier lombric s'appelle Charles. Drôle de prénom pour un SDF. Il a un an de moins que moi, il est maigre comme un clou et il boit comme un trou. On dit qu'il est SDF pour faire court mais en fait il a un domicile. Et sacrément fixe. Il vit dans sa voiture, elle ne roule plus depuis cinq ans. Il dit que c'est son « immobile home », c'est son genre d'humour, à Charles.
Je commence à 5 heures du matin, c'est ce qu'on appelle un petit job (quand on emploie le mot « job », on ajoute toujours petit, à cause du salaire). La tâche consiste à trier des cartons de médicaments qui partent ensuite vers des pharmacies de banlieue. Moi, je n'étais pas là pour le voir, mais il paraît que Mehmet a fait ça pendant huit ans avant de devenir « superviseur ». Aujourd'hui il a la fierté de commander trois lombrics, ce qui n'est pas rien.
Évidemment, ici, dans une entreprise qui doit employer deux cents salariés, il n'y a pas de patron à proprement parler, il n'y a que des chefs. Or Mehmet se sent trop important pour s'identifier à un simple chef. Lui, il s'identifie à une sorte d'abstraction, un concept supérieur qu'il appelle la Direction, ce qui est vide de contenu (les directeurs, ici, personne ne les connaît) mais lourd de sens : la Direction, autant dire le Chemin, la Voie. À sa façon, en montant l'échelle de la responsabilité, Mehmet se rapproche de Dieu.
C'est le syndrome de Stockholm appliqué au monde du travail. Attention : Mehmet ne se prend pas pour le patron. C'est presque mieux, il l'incarne. Il « est » le patron dès que le patron n'est pas là.
Aux Messageries pharmaceutiques, où je travaille, Mehmet est « superviseur » et, selon une règle vaguement darwinienne, chaque fois qu'il monte en grade, il se met aussitôt à mépriser ses anciens collègues et à les considérer comme des sortes de lombrics. J'ai souvent rencontré ça dans ma carrière, et pas seulement avec des travailleurs migrants. Avec beaucoup de gens qui venaient du bas de l'échelle, en fait. Dès qu'ils montent, ils s'identifient à leurs patrons avec une force de conviction dont les patrons ne rêveraient même pas.
Et que ça se porte sur Mehmet, franchement…
Mehmet Pehlivan.
C'est un Turc.
Il est en France depuis dix ans, mais il a moins de vocabulaire qu'un enfant de dix ans. Il n'a que deux manières de s'exprimer : il gueule ou il fait la gueule. Et quand il gueule, il mélange du français et du turc. Personne ne comprend rien, mais tout le monde voit très bien pour qui il nous prend.
Je n'ai jamais été un homme violent. Du plus loin que je remonte, je n'ai jamais voulu tuer personne. Des coups de colère par-ci par-là, oui, mais jamais de volonté de faire mal vraiment. De détruire. Alors là, forcément, je me surprends. La violence c'est comme l'alcool ou le sexe, ce n'est pas un phénomène, c'est un processus. On y entre sans presque s'en apercevoir, simplement parce qu'on est mûr pour ça, parce que ça arrive juste au bon moment. Je savais bien que j'étais en colère, mais jamais je n'aurais pensé que ça se transformerait en fureur froide. C'est ça qui me fait peur.
J’étais sans doute intervenu prématurément, mais il était trop tard pour regretter. J’avais offert une brèche à M. Delambre et il s’y était engouffré.
– Alors le gros bras ! m’a-t-il dit. Elle est où, ta belle organisation ? Hein, ducon, elle est où ?
Je ne peux pas vous dire quelle a été la réaction des autres, parce que je gardais les yeux fermés.
– C’était pourtant bien au point, quel dommage ! Ta petite équipe, tes caméras, tes écrans, tes mitraillettes à la mords-moi-le-nœud.
Les gens se sont peut-être un peu fatigués de nous. Et nous d'eux. Quand on n'a pas les mêmes soucis, on n'a pas les mêmes plaisirs.
- Tu as les moyens d'avoir des scrupules et de la morale parce que tu as du boulot. Moi, c'est l'inverse.