AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de jeandubus


Verhoeven.
(Travail soigné, Alex, Rosy et John & Sacrifices)

Donner le Goncourt à un auteur de polar, si doué soit-il, est en soi une rareté et si on a apprécié « au revoir la haut » et que ce livre est le premier lu de Pierre Lemaitre (c'est mon cas), il n'y a pas à hésiter à se lancer dans l'aventure « Verhoeven » qui vaut le détour.


L'idée de regrouper les trois romans et demi (pour mémoire des trois mousquetaires) dans un seul volume au format poche (pas trop lourd) avec une courte préface et quelques modestes commentaires de l'auteur au milieu et à la fin de l'ouvrage est particulièrement pertinente, car les quatre volets de cette saga se justifient d'autant qu'on les lit à la suite. Bien plus qu'un personnage récurrent façon Erlendur qui mâchouille le même chewing-gum depuis quinze ans, Camille Verhoeven vit au coeur de son histoire qui trouve une vraie résolution dans « Sacrifices » et sur une durée relativement ramassée de quatre ans. Ce qui donne de la crédibilité et un supplément de qualités aux personnages… et aux faits. Et une rareté (commerciale) puisqu'il y a un début et une fin.
Camille Verhoeven n'est pas un produit.


Camille Verhoeven est un commandant, nain et sentimental, de la brigade criminelle, flanqué de deux inspecteurs Louis le dandy et Jean Claude le joueur, et sous les ordres de Jean le Guen massif et bourru qui multiplie les divorces. Une bonne équipe, solidaire, qui se disperse au fur et à mesure de la progression romanesque avec de vrais rebondissements dans une continuité descriptive parfaitement contenue.


Camille est petit parce que sa mère artiste peintre fumait trop pendant sa grossesse. On le regarde de haut sans pour autant le sous-estimer. Camille a mauvais caractère mais il séduit. Au moins deux femmes, Irène, Anne, comptent pour lui. Deux femmes qu'il lui est cependant difficile de garder. Mais contrairement aux épouses suédoises ou islandaises effacées dans l'ombre de leurs policiers de maris, ces femmes-là comptent dans l'histoire. Elles y jouent même un rôle prépondérant. C'est là une originalité qui se remarque et qui fait la différence, dans l'océan plat des conventions du genre.
Dans le premier crime de « travail soigné », on reconnait Brett Easton Ellis et la démence insoutenable de Bateman son « héros ». Depuis l'été 1991 où j'ai découvert avec douleur jusqu'où on pouvait aller trop loin, cette scène-là et bien d'autres me sont restées en mémoire et il est juste qu'un esprit pervers puisse voir dans la reproduction de cette terrible mise en scène un objectif criminel et de le reconnaitre comme tel. Et ce criminel est un authentique pervers qui comme tous ses semblables va jusqu'au bout sachant que finalement il sera stoppé mais idolâtré comme la face obscure de celui qui le percera à jour. Jusqu'au bout assurément….


Et donc, il reproduit des horreurs littéraires célèbres en commençant par « American psycho ».


« Travail soigné » est l'opus d'exposition ; comme dans le théâtre classique on fait la connaissance des personnages, alignés face à face et côte à côte, noirs et blancs, avec leurs règles de déplacements, leurs ambitions et leurs limites et avec leur destin malmené et leur petits travers antiques. Et l'enquête se déroule inexorablement alors qu'on sait que tout cela va finir mal pour le tueur et pour ses victimes jusqu'aux dernières. Britannicus et Agrippine. le pire !


C'est aussi le premier roman de Lemaître. On le sent dans le besoin opiniâtre de références. Dans le soutien que ses lectures lui apportent, dans ses courts remerciements à Dostoïevski et consorts. Et s'il ne devait pas y avoir de suite, le roman en serait moins brillant. Inabouti même. Un manque pressant ressenti par l'auteur.
C'est pour cela qu' « Alex » est écrit quatre ans plus tard. Lemaître nous dit qu'il a eu du mal à convaincre Camille Verhoeven de s'y coller une nouvelle fois. Et c'est vrai que Camille prend l'affaire à reculons.
Mais voilà, s'il obéit à Camille, Lemaître le manipule.

Pas nous !


Car « Alex » est de loin la plus brillante construction de son auteur. Trois parties, trois actes autonomes qui nous prennent chaque fois à contre temps avec une ingéniosité et un style extraordinaires. Une autonomie subtilement intime…Et quelle violence. Quelle cruauté dans l'acharnement que chaque personnage met à suivre une voie qu'il considère impitoyablement juste. Chacun ses règles, chacun ses motivations. Camille finit par se laisser prendre dans la ronde infernale et boucle contre toute attente avec la même conviction .


Le plaisir de se faire balader est immense et, la dernière page lue, on se plait à penser qu'il y aura une suite, un développement, une surenchère. de plus en plus convaincu qu'on est de poursuivre sa lecture et d'aller jusqu'à la page 1191….


« Rosy et John » est une commande du livre de poche. Un défi de faire lire les gens du métro parisien entre deux correspondances. Des chapitres courts et une intrigue implacable avec un « terroriste » qui parait presque gentil tant il est écrasé par l'amour de sa mère. Lemaître dit que c'est un « demi livre », mais il joue son rôle pour nous faire comprendre que la vie de Camille Verhoeven est aussi faite de ces affaires fulgurantes qui pourraient mettre en émoi toute une ville en quelques instants. Tout est donc fait en cachette des journalistes, et toujours avec la complicité involontaire des procureurs et des juges d'instructions qui sont systématiquement moqués - prétentieux établis et nantis qu'ils sont, tellement loin des réalités et tellement près de leur carrière -. Lemaître écrivain de gauche…


Un déroulement et un timing parfait nous conduisent à une fin en impasse d'une grande force poétique.


Alors évidemment on lit quelque chose d'autre pour souffler un peu, ou mieux, pour se garder le dernier roman de la série comme un dessert : un gâteau meilleur parce qu' un peu attendu d'un menu gastronomique, l'entrée pimentée ,le pavé (saignant, voire bleu) et le trou normand….(Pour moi un Jean Rolin et un polar québécois).
« Sacrifices » reste un titre mystérieux jusqu'à la fin, du moins jusqu'au moment où l'on se dit « putain, je me suis encore fait avoir ! ». Et puis non, bien sûr, tout est tellement logique.


Evidemment Pierre Lemaître en 2006 ne pouvait pas savoir l'issue de cette série – l'imaginait-il même ?- et pourtant tout s'emboîte quatre ans plus tard au point qu'il réussit, fort d'élucubrations et de stratégies littéraires, à nous prouver par la puissance et la rigueur de son imagination qu'il avait déjà prévu tous les retournements, toutes les morts tous les amours et toutes les déceptions.


Camille démissionne page 1192. Il a morflé. A cinquante ans, seul et las de se battre contre les institutionalités, contre lui-même, contre sa taille et avec la nécrose virtuelle de son coeur. Il n'y aura pas de suite et c'est très bien. Pas de suite policière en tout cas.


Après ont paru d'autres polars sans Camille (qui restent à lire pour moi) et puis « au revoir la haut » en forme de « Camille dans les tranchées » avec la même naïveté et le même superbe engagement.


Une belle oeuvre en marche.






Commenter  J’apprécie          210



Ont apprécié cette critique (10)voir plus




{* *}