“Je confiais mon bonheur à la garde de la mélancolie”.
Giacomo Léopardi est un savant dosage entre un pessimisme annonciateur de
Schopenhauer et un existentialisme préfigurant les écrits de Kierkegaard. Dans cette brève anthologie,
Michel Orcel prélève 133 fragments sur l'immense “chaos écrit” que représente le
Zibaldone léopardien, pas moins de 4 600 pages de journal, de
pensées les plus diverses, à la fois sur la vie intérieure, la philosophie, l'histoire, l'esthétique et la poésie.
“Le plus solide plaisir de cette vie est le vain plaisir des illusions”. Leopardi semble nager à contre-courant de l'Esprit des Lumières dans ses écrits, rédigés entre 1817 et 1832. le poète lyrique y proclame la nécessité des illusions, y déclare que la sagesse est plus proche de la nature que de la raison, et affirme : “l'homme ne désire pas connaître mais sentir infiniment”.
Grand ambassadeur du lyrisme, l'auteur fait l'éloge de ce courant poétique. Il vante notamment son harmonie, son vitalisme, son rythme, mais attention, le lyrisme se déguste à petites lampées, au risque de s'écoeurer.
Léopardi nous donne la clef (et nous déculpabilise au passage de nos bâillements intempestifs !) pour prendre plaisir face aux élégies, idylles, bucoliques et épigrammes, à l'image des “Odes” d'Anacréon, un plaisir “fugitif”, “rebelle à toute analyse” à condition de le lire avec “une attention distraite” et la rapidité ailée des sandales d'Hermès !
Au contraire d'une lecture minutieuse et exhaustive qui ne procurerait à coup sûr aucun plaisir. Pour le poète la saveur des vers ne se révèle que par “l'impression soudaine et indéfinissable du tout”. Ce n'est pas sans rappeler les conseils de lecture de
Roland Barthes qui, dans
L'Empire des signes, définissait également le haïku comme un instantané, plus éphémère qu'une volée de lucioles… alors poésie antique et haïkus même combat ?
“Les êtres sensibles sont par nature des êtres souffrants.” Mais Léopardi reste un grand pessimiste et ne s'en cache pas. Fort du constat qu'après vint-cinq ans tout homme est alerte “de la décadence de son corps” et “du flétrissement de la fleur de ses jours”, il proclame “l'existence n'est pas pour l'existant”, elle n'est que pour la conservation de l'espèce, nous sommes pour nous reproduire et tout plaisir ici bas n'est jamais dû qu'au hasard, et pourtant nous dit-il, nous espérons toujours.
Le désespoir n'est jamais complet, même lorsque l'on se donne la mort, nous avons encore une once d'espoir et pas une pleine détestation de soi, l'amour propre ne s'éteint jamais complètement et “l'espérance est une passion”.
L'écrivain italien observe également le monde autour de lui, prédisant à l'Europe “civilisée” de nouvelles invasions barbares, notant que les peuples les plus civilisés sont souvent au bord du précipice, la civilisation et la science ne valant pas l'élan vital et immense qu'une nation barbare pleine d'illusions porte en elle. Cela me rappelle également le mot de Roger Martin du Gard dans son Jean Barois sur les idéologies qui, encore jeunes, ne peuvent qu'être intolérantes, sans compris possible, totalitaire dans leur portée car admettre la possibilité d'opinions contraires les conduiraient à n'être plus agissantes. Alors quel remède ? Pour l'auteur c'est qu'il n'y ait plus une seule nation “barbare” sur la surface du globe…
Le
Zibaldone est également une oeuvre de moraliste, livrant une vision de l'existence, fortement influencée par les déboires, la dépression, les maux physiques de l'auteur, mort à seulement 37 ans. Ainsi, La Rochefoucauld écrivait que “la philosophie triomphe aisément des maux du passé et du futur mais les maux du présent triomphent d'elle”, Léopardi, plus sombre, écrit “le passé, dans la mémoire, est plus beau que le présent ; de même que le futur dans l'imagination. Pourquoi ? Parce que seul le présent est conçu par l'homme dans sa vraie forme ; il est la seule image du vrai; et le vrai tout entier est laideur.”
Qu'en pensez-vous ?