Emmanuel Lepage assure ici le grand chelem en scénarisant, dessinant et colorisant. Une perf' notoire qu'il convient de souligner, ravissement à tous les étages.
Nicaragua, 1976.
D'un côté, Somoza l'oppresseur. de l'autre, un monde ployant sous le joug du tyran.
Gabriel est jeune, séminariste et issu d'une bourgeoisie visiblement peu encline à condamner la politique dictatoriale.
A peine débarqué à San Juan pour y exercer ses talents de peintre en restaurant la vieille église du village, notre jeune ami devra rapidement faire face à l'hostilité ambiante et ce malgré la bienveillance de Ruben, son supérieur hiérarchique.
Récit initiatique sur fond de guerre sandiniste, ce Muchacho ambitieux remplit largement le cahier des charges.
Outre un graphisme de folie qui vous hypnotise littéralement les mirettes, une petite histoire dans la grande toute aussi puissante.
Celle d'un gamin, attachant et tourmenté, en proie au doute et appelé à se construire idéologiquement et sexuellement dans un univers qui le dépasse.
Incontournable !
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Il y a des parents qui exposent au feu leur progéniture, les êtres qu'ils veulent le plus protéger. Etonnez-vous après, qu'il y est...flamboiement ! Destruction et re-naissance, mais dans un ailleurs, si loin !
Le lieu de l'action : une dictature d'Amérique Latine, avec les ravages que l'on connaît. L'esprit révolutionnaire a un souffle cubain, sur une musique de cris et de tirs de mitraillette.
L'action : l'arrivée d'un tout jeune homme à la chair si tendre et si vulnérable, protégé jusque là par une éducation bourgeoise, studieuse et livresque, au fond d'un calme séminaire, sa fragile complexion protégée par des vêtements bien fermés et de beau drap comme une élégante soutane ; donc son arrivée, sa dé-portation brutale, dans un village au coeur d'une forêt somptueuse, odorante et dangereuse, village poussièreux, écrasé de lumière et de chaleur, où travaille, s'agite une population suante de labeur le jour et d'ébats amoureux la nuit, aux pensées écartelées entre résignation et révolte.
C'est bien sûr la découverte, la confrontation de ce jeune bourgeois à une réalité de la vie qu'il ne connaissait pas, mais, de mon point de vue, une passionnante réfléxion sur l'art, qui ne se résout jamais à la seule adresse technique. Bienheureux ceux qui possèdent cette virtuosité de la main et de l'oeil, s'ils se contentent de ce simple don.
Pour les autres, il leur faudra "soulever la peau des choses" : certainement la phrase phare de cet ouvrage. Il faudra que la pensée et les tripes "prennent la main" pour transcrire des émotions, celles-là universelles.
Et cette expression "soulever la peau des choses" évoque et de la douleur, et de la patience, et des contorsions du corps et de l'intellect, pour regarder, voir, comprendre et s'approprier pour mieux restituer.
Emmanuel Lepage parle au lecteur de son art, et c'est émouvant.
En filigrane, la sensualité, la sexualité, presque à toutes les pages, brutale et imposée, bruyante car partagée, honteuse quand mal assumée, l'homoséxualité suggérée par la jupe d'une soutane qui virevolte dans une course, par une question "Vous n'avez pas chaud avec cette soutane ?" posée par un éphèbe doré, à moitié nu et qui le scrute en souriant narquoisement.
Picturalement, ouvrage somptueux, tant dans la mise en page, le graphisme et les couleurs. le dessin suggère, est miroir et abîme.
Une des images que je préfère : c'est une belle nuit étoilée, que l'on devine chaude ; les fenêtres des maisons sont éclairées, les portes ouvertes sur la rue dessinent des zones lumineuses. Surplombant le village, agenouillé, bras ballants, sur le bord d'un oculus, Gabriel contemple la scéne. Une planche relie cet oculus à l'échaffaudage par lequel il est monté et l'ensemble forme un énorme croissant comme deux serpes aigûes dans lequel il se trouve ensserré.
Quant la douceur du trait, la suavité des couleurs s'opposent, mettent en valeur la cruauté de la scénographie.
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C'est une sorte de voyage initiatique dans l'univers de la guérilla nicaraguayenne au milieu des années 70, dans une ambiance de tragédie romantique, répression, cruauté, amour… Et surtout, c'est une histoire de passion dans tous les sens du terme y compris religieux, celle que peint le jeune séminariste dans ce village désolé, celle des villageois coincés entre la rébellion et un état policier dur et violent, celle du combat pour la vie, du sacrifice pour la cause, pour un monde meilleur, et la passion dans l'amour interdit... Les aquarelles d'Emmanuel Lepage font références à l'art classique romantique d'un Delacroix, d'un Géricault. Il y a de la “Liberté guidant le Peuple”, du “Radeau de la Méduse” et aussi de “l'Enterrement à Ornans”. L'acte de dessiner fait aussi partie intégrante de l'histoire, et intervient dans cette tragédie. Rien est laissé au hasard, tout est maîtrisé avec brio.
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-A vous, je peux le dire... Le padre là, il met des idées dans la tête des gens. Vous savez ce sont des paysans... Il faire dire des choses à Dieu...
-Des choses ?
-Des choses qu'on ne doit pas dire. C'est dangereux pour eux... Il ne les voit pas comme ils sont... Là-haut, on s'ra tous égaux, mais ici c'est pas la peine de les faire rêver... C'est pas chrétien..
- C'est grace aux livres que mon père m'a ramenés des Etats-Unis que j'ai pu apprendre les leçons des grands peintres religieux.
- Appris la leçon sans doute, mais l'avez-vous comprise ? Je reconnais des influences prestigieuses. Mais ce n'est pas ce que j'attends de vous.
...Où êtes vous la -dedans ?
Rubens, prêtre d’un petit village au Nicaragua à Gabriel, jeune peintre et séminariste: « Les peintres que vous admirez tant, ceux qui ont incarné Notre Seigneur et ses saints allaient chercher leurs modèles dans les bouges qu’ils fréquentaient, chez les paysans déracinés, chez les voyous. Il faut soulever la peau des choses, vous comprenez? »
-N'oublie pas... Nous sommes des hommes de Dieu... Pas des hommes parmi les hommes!
-Mais Dieu n'est pas que charité, il est justice aussi.
Les peintres que vous admirez tant, ceux qui ont incarné notre Seigneur et ses saints, allaient chercher leurs modèles dans les bouges, chez les putains qu'ils fréquentaient, chez les paysans déracinés, chez les voyous. Il faut soulever la peau des choses.
Cache-cache bâton - L’interview 3/3