Le décès de
Charles Aznavour m'a remémoré un livre que j'avais en attente de lecture dans ma bibliothèque et que mon compagnon avait beaucoup aimé. Alors, en souvenir de Charles, j'ai ressorti
l'Arménien de
Clément Lépidis.
Clément Lépidis, de son vrai nom Kléanthis Tsélébidis, est un français, né à Paris en 1920, d'une famille ayant dû fuir l'Anatolie au moment du massacre de la population grecque orthodoxe. Il a passé son enfance et son adolescence à Belleville au milieu de tous ces déracinés qu'ils soient, juifs, arméniens, arabes, grecques, français. J'ai découvert cet auteur à la suite d'une balade dans Belleville avec un ami passionné, bénévole au sein de l'association Greeters.Paris.
C'est un livre bouleversant, et à la fois, extrêmement jubilatoire. L'auteur nous touche, nous insuffle ce sentiment de fraternité tant l'atmosphère de ce Paris populaire ou se côtoient arméniens, juifs, français, grecques est détaillée avec finesse, flanquée de ce petit rien de nostalgique qui nous étreint.
C'est aussi extrêmement émouvant tant la plume de
Clément Lépidis possède le don de nous faire ressentir la difficulté de l'exil. « Quand il évaluait du doigt la qualité d'une peausserie, ses reflets argentés ou la chaleur de son velours ne lui parlaient pas comme au pays ; Malgré sa volonté d'oublier ce que furent les années d'autrefois, les souvenirs imprimés dans sa chair d'arménien réduisaient la distance entre Paris et Istanbul. L'air se parfumait différemment, la senteur d'une fleur ou d'un site oublié lui revenait soudainement et il se retrouvait ailleurs que dans les rues de Belleville » Page 79.
Lépidis connait bien son quartier mais aussi ses habitants, il les aime et cela se ressent tout au long de la lecture. Il a Belleville dans la peau. Il sait très bien dépeindre la difficulté de la cohabitation des cultures, leur différence les unes par rapport aux autres mais il sait aussi nous parler d'amitié, de fraternité. Cet amoureux de Belleville, comme tout bon parigot se sent atteint dans sa chair lorsque son quartier se modernise, lorsque les salles de cinéma sont détruites, ou bien le bal musette du coin de la rue.
Pour mieux nous conter Belleville et son immigration, Lépidis nous parle de
l'Arménien, Avram Tokatlerian qui quitte Istanbul pour venir tenter sa chance à Paris, « ce pays de France où le soleil brille d'un même éclat pour tout le monde ». Il est attendu chez Yetwark Kilindjian en qualité d'ouvrier monteur en chaussures. Sur le quai à Istanbul avant son départ en bateau, Milonas qui l'a incité à s'embarquer pour Paris, lui dira :
- Quand tu seras en Europe, envoie-moi toutes les cartes postales que tu trouveras mais surtout renseigne-toi sur ce que la femme des timbres français transporte dans son sac…
Et c'est par le biais de l'histoire d'Aram que l'auteur nous restitue la vie de ce quartier, les bonheurs, les déceptions. Nous faisons la connaissance d'Eugène Gopic, plombier-zingueur, et de sa soeur Charlotte, petite main dans une usine de caoutchouc, de Charles Odjounian dit Poitrine d'Acier, de l'arméno-éthiopien, Garbiz Budurian, copte et ancien secrétaire du Négus, de Yelen le polonais, de Simon le juif allemand, de Rebourg qui part rejoindre les Brigades Internationales et reviendra un bras en moins pour ne parler que des principaux qui se retrouvent à discuter au bistrot du père Sabaut. Il y a les parties de poker et de tavlour, les salles d'où s'échappent des bouffées d'accordéon, des matchs de boxe, les chansons de
Tino Rossi, « envoûtant sortilège d'un Paris avec lequel on faisait l'amour rien qu'à danser dans les bras d'une fille » et la rue de Lappe !
Mais Belleville n'est pas en reste pour le Front populaire et ses grèves. de même Belleville n'échappe pas à la période de l'Occupation et les pages consacrées à La rafle du Vel d'Hiv dont la description est minutieusement restituée, sont particulièrement douloureuses. Belleville comme ses habitants n'est pas épargnée par la guerre qu'elle subit jusqu'à la Libération de Paris.
C'est toute l'histoire d'Avram et de Belleville qui se déroule sous nos yeux, d'un Paris populaire qui n'existe plus. C'est nostalgique, vivant, stimulant, triste, jouissif, mais tellement humain !
Clément Lépidis a commencé à écrire sur le tard à quarante quatre ans. Auparavant, il s'est exercé au métier de la chaussure, à celui de représentant, photographe, c'est certainement toute cette expérience qui lui permet d'être au plus près de la réalité de la vie des habitants de ce quartier.
L'Arménien fut couronné par l'
Académie Française et par la Société des Gens de Lettres.