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Critique de Aryia


« Trop penser au passé, c'est le meilleur moyen d'y passer » : telle est la devise commune, la certitude partagée des survivants du Grand Effondrement, qu'ils vivent en solitaires ou réunis en communautés. Dans ce monde dévasté où rodent d'innombrables dangers – Bougeurs et Cybs, mais également pillards et charognards –, pas question de se laisser distraire ne serait-ce qu'une seconde par les souvenirs de sa vie d'avant, et encore moins de se laisser abattre, décourager, par la nostalgie, la mélancolie, que font irrémédiablement naitre ces réminiscences. Pour rester en vie, il ne faut jamais regarder en arrière, jamais songer à ce qui a été, à ce qui aurait pu être ou ne pas être. Seuls comptent le présent et ses exigences purement matérielles : trouver de quoi se nourrir, se vêtir, se soigner, se protéger, un endroit sûr pour dormir, se réchauffer, se cacher. Survivre, jour après jour, au jour le jour. A quoi bon remuer, ressasser sans cesse le passé ? On ne peut plus rien y changer et impossible d'y retourner. le présent est tel qu'il est et il faut faire avec ce qu'on a. Ou ce qu'on n'a pas. Ce qu'on n'a plus … Dévastée par la perte de Guillaume, Lou n'arrive plus à obéir à ces préceptes. A chaque pas qu'elle fait en direction de la mer, là où ils ont été si heureux tous les deux, la jeune femme se laisse envahir un peu plus par les souvenirs de ces treize dernières années … mais aussi par la culpabilité et l'envie croissante de tout laisser tomber, de baisser les bras. D'aller rejoindre Guillaume, où qu'il soit : c'est forcément mieux qu'ici, sans lui ...

Lou est une enfant de l'apocalypse : elle n'a rien connu d'autre que ces errances continuelles, baluchon sur le dos, arme à la main, l'oeil aux aguets, le corps contusionné, dans le froid, la faim, la soif et la peur. Survivre est une seconde nature chez elle. Elle aurait pu, comme bien d'autres gosses livrés à eux-mêmes dans ce monde cauchemardesque, devenir une enfant sauvage, un animal farouche et féroce dans la peau d'un petit humain décharné. Elle aurait pu également, comme de nombreux autres, être vendue sur un sinistre marché d'êtres humains, comme enfant de substitution dans le meilleur des cas, comme esclave la plupart du temps, voire même parfois comme nourriture … Mais Lou a eu la chance, inouïe et inestimable, d'être recueillie par Guillaume. Lui-même encore adolescent, au coeur et à l'esprit encore envahis d'idéaux et de poésie. Tantôt si lucide, si avisé, tantôt si naïf, si candide. Il n'était pas fait pour le monde d'Avant, mais il était encore moins armé pour celui-ci. Et pourtant, il s'est occupé d'elle, il a veillé sur elle, comme un père, comme un frère, comme un ami. Il ne s'est pas contenté de lui apprendre comment survivre dans ce monde meurtrier, il lui a également appris à lire, à aimer la littérature en général et la poésie en particulier, à savoir reconnaitre la beauté et la bonté, la paix et la justice, l'honnêteté et la douceur. Lou est une enfant du chaos, Lou est une survivante, mais Lou est aussi et surtout un coeur et un esprit libres, indomptés et indomptables. Lou n'est pas du genre à se laisser mener par le bout du nez, à se laisser aveugler par qui ou quoi que ce soit …

Et pourtant. Pourtant l'amour fait faire de drôles de choses … le coeur brisé par la mort de Guillaume, l'esprit dévoré par la solitude et l'horrible sentiment d'être responsable de cette mort, Lou a perdu toute force et toute envie de lutter : à quoi bon s'acharner, si c'est pour passer le restant de ses jours à errer comme une âme en peine, trainant derrière elle comme un boulet cette souffrance infernale ? Maintenant que Guillaume n'est plus là, rien ne la retient plus en vie : il était le centre et le pilier de son existence, et elle ne sait pas comment vivre sans lui. Elle ne veut pas vivre sans lui, elle ne veut pas vivre seule avec son souvenir. Par amour, Lou la survivante ne demandait rien de plus que de laisser venir la mort, voire même de se jeter dans ses bras. Et puis, Cesaria et Amir sont arrivés. La petite fille, orpheline, esseulée, à qui elle vient de sauver la vie. Et le jeune homme, tendre, attentionné, qui vient de lui sauver la vie. Celle qui avait terriblement besoin d'elle. Celui dont elle avait terriblement besoin. Deux rencontres salvatrices, qui redonnent un sens à sa vie. Qui lui redonnent envie de vivre. Mais aussi la force d'espérer. de croire que le bonheur existe, qu'il est peut-être à portée de main, et qu'elle le mérite. Qu'il ne tient qu'à elle de le saisir, de le laisser la saisir … Par amour, Lou va se laisser entrainer là où Guillaume ne l'aurait jamais, ô grand jamais laissé aller : au sein d'une communauté. Car Guillaume, lui, savait très bien qu'il ne faut jamais se laisser aveuglé par ce qui est trop beau pour être vrai … car justement, il ne l'est jamais, vrai. Et Lou ne va pas mettre bien longtemps avant de retrouver la vue ...

Comme beaucoup avant elle, Lou va donc dans un premier temps se laisser bercer, se laisser berner, par les beaux discours du Délégué, par les belles promesses de la Charte et du slogan de la communauté : « reconstruire dans la fraternité ». Faire renaitre de ses cendres un monde plus sûr, un monde plus juste, un monde plus beau. Mais contrairement à la majorité, Lou va assez rapidement comprendre que la réalité est bien moins reluisante, que la véritable volonté de ce fameux Délégué est seulement d'assouvir sa soif de pouvoir, de contrôle absolu sur ces pauvres hères trop désespérés pour se rendre compte que la seule chose qu'il souhaite véritablement reconstruire, c'est un monde où il règnera en maitre. Tout ce qu'ils voient, tout ce qui leur importe, c'est qu'ils n'ont plus à craindre le lendemain, qu'ils mangent à leur faim, qu'ils ont un toit sur la tête, qu'ils sont en sécurité … et que tout cela repose entièrement dans les mains d'un autre. Pour eux, comme pour beaucoup de nos contemporains d'ailleurs, cela justifie amplement de se laisser dépouiller de sa liberté, de devoir se plier à toutes les règles, y compris les plus injustes et inhumaines. Cela justifie de ne pas avoir le droit d'épouser qui ils veulent, de se voir imposer son travail en fonction de son sexe, de ne pas même avoir le droit de quitter la communauté s'ils le désirent. de ne pas avoir le droit d'exprimer ses propres opinions ou d'être en désaccord avec les décisions et les projets du Délégué. Il suffit finalement de peu de choses pour que l'homme s'asservisse volontairement à un tyran – d'autant plus dangereux qu'il ignore lui-même l'être, trop enfoncé dans sa propre folie mégalomane pour se remettre en question.

Lou, quant à elle, refuse de se laisser dicter sa conduite. Refuse de laisser un illustre inconnu, aussi « bienveillant » et « important » soit-il, contrôler sa vie. Ses décisions, elle entend bien les prendre seule, sans avoir à demander l'approbation d'un quelconque Conseil, sans avoir à suivre les ordres d'un quelconque Délégué. Sans avoir à craindre les sanctions si ses actes, ses paroles, ses pensées mécontentent ce-dit Délégué : Lou refuse de remplacer une peur par une autre. Ce que veut Lou, ce n'est plus survivre, c'est vivre. Aimer. Rêver. C'est sentir le sable sous ses pieds, la petite paume de main de Cesaria dans la sienne, les lèvres d'Amir sur les siennes. C'est ressentir enfin tout ce qui lui a été arraché par le Grand Effondrement, par cette apocalypse qu'elle a subi sans y être pour rien, comme tous les gosses de son âge, qui vivent l'enfer parce que les générations précédentes n'ont rien fait pour l'empêcher. Lou, enfant de l'apocalypse, victime de l'inaction, agneau sacrificiel de l'humanité qui, tout comme les survivants s'interdisent de songer au passé, a tout fait pour ne pas penser au lendemain. En se disant que, si on n'y pense pas, il n'arrivera pas. En se disant que cela ne nous concerne pas, qu'on ne peut de toute façon plus rien faire, que ça ne vaut pas la peine de se prendre la tête avec ça, de se gâcher la vie pour ça … Et ce faisant, c'est la vie de Lou, d'Amir, de Cesaria, de tous les enfants à venir qui subiront l'apocalypse que nous aurons déclenché, que nous gâchons. Et la colère de Lou, elle nous pointe du doigt. Et sa quête, elle, devient l'espace d'un roman notre seule et unique raison de vivre …

En bref, vous l'aurez bien compris : une nouvelle fois, l'auteur nous offre un récit qui prend aux tripes. Entre noirceur poisseuse et délicate lueur, le tableau du futur dépeint par ce roman est tout en clair-obscur : il y a d'un côté l'effrayante bestialité de l'homme, avide et sauvage, et de l'autre, la tendre innocence de deux enfants qui s'aiment, la douce insouciance d'une enfant qui rêve. Et c'est pour eux que ce monde mérite d'être sauvé : pour tous ceux et celles qui n'ont jamais fait de mal à personne et qui ne demandent rien de mieux que de pouvoir vivre dans la paix et la joie, dans la justice et la bonté. Je sais que certains lecteurs ont reproché au premier tome d'être trop sombre, trop pessimiste, trop dur, d'insister trop lourdement sur ce qu'il y a de mauvais en notre pauvre monde … Qu'ils soient rassurés, ce tome distille par-ci par-là quelques bribes de lumière, quelques graines d'espérance : oui, le monde courre à sa perte, mais peut-être que de ses cendres pourra renaitre un monde meilleur. Peut-être que l'humanité, ou du moins une partie, sera capable d'apprendre des erreurs du passé pour ne plus les commettre à nouveau, sera capable d'inventer une nouvelle façon de vivre au lieu de chercher à reproduire ce qui était auparavant. Ce roman, étonnement poétique, donne vraiment envie d'y croire, mais ne sombre heureusement pas dans la mièvre utopie : on se rend bien compte que ce voeu risque d'être pieux, que la cruauté et l'égoïsme humains ne disparaitront jamais, et gagnent bien souvent face à la tendre Douceur des idéalistes … Une chose est sûre désormais, le troisième et dernier tome promet d'être plus sublime encore !
Lien : https://lesmotsetaientlivres..
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