La nomination de Mikaladze fut pour Gloupov un événement faste. Son prédécesseur, le capitaine Négodiaev, sans être " vraiment " méchant, avait, de son propre aveu, des " principes " (le chroniqueur emploie toujours le mot de " manie " au lieu de " principe "), aussi ne laissait-il pas de vérifier souvent si ses administrés étaient assez constants devant l'adversité. Le résultat d'une activité administrative aussi soutenue fut que, vers la fin de son commandement, Gloupov se présentait comme un tas désordonné d'isbas vétustes et noires parmi lesquelles la seule prison dressait fièrement sa tour de guet. On ne trouvait plus ni nourriture mangeable ni vêtements propres. Les Gloupoviens, sans la moindre vergogne, laissaient voir toisons de bêtes et se léchaient les pattes, comme font les ours.
« Comment pouvez-vous vivre de la sorte ? leur demanda Mikaladze stupéfait.
— C'est vrai que notre vie est une chienne de vie ! » répondirent-ils, entre le rire et les larmes.
On conçoit qu'à la vue de cette misère morale le premier souci du nouveau gouverneur ait été de délivrer les Gloupoviens de la terreur. Il faut reconnaître qu'il s'y prit avec assez d'art. Il employa une série de mesures progressives qui tendaient au même but, et qu'on peut ainsi résumer :
I. — Renoncer provisoirement à la civilisation et aux châtiments corporels qui lui sont inhérents.
II. — N'éditer aucune loi.
Les résultats furent saisissants. En moins d'un mois la toison laineuse qui recouvrait les Gloupoviens tomba, et les naturels eurent honte de leur nudité. Encore un mois, et les Gloupoviens cessaient de se lécher les pattes. Six mois plus tard, pour la première fois après de longues années de silence, on dansa le branle en présence du gouverneur, qui offrit de petits pains d'épice aux personnes du beau sexe.
Tels furent les exploits pacifiques par lesquels se signala le Circassien Mikaladze. Comme tout ce qui est actif et fécond, son gouvernement ne fut ni brillant ni bruyant, il ne se fit par des conquêtes extérieures ni par des bouleversements intérieurs. Il répondait aux besoins du moment et atteignait tous les modestes objectifs qu'il s'était fixés. Il n'y eut guère en cette période de faits marquants.
HISTOIRE D'UNE VILLE, Chapitre XII : Liquidation des guerres.
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