Je dirai : ceci est un livre exceptionnel et essentiel. Une expérience de lecture rare, donc. Que
Doris Lessing fasse partie du cercle restreint des prix Nobels littéraires, je m'en fous bien. Une relecture, chose que dans une vie mes dix doigts suffisent amplement à compter (hors BDs et mangas), nous touchons bien à l'exception. Essentiel, pourquoi ? Je qualifie ainsi les livres qui bousculent, irritent, révoltent à faire vaciller, tanguer, basculer les certitudes, principes, croyances... jusqu'au déni, ... jusqu'aux larmes ; quand leurs mots "m'obligent à l'intensité, terrestre et charnelle" disait
Marcel Moreau. Essentiels, les livres qui décantent et remontent au fil des années pour éclairer, il suffit d'un événement (Le mystère de la patience*) ou parfois le regard qui change après une longue macération. L'insoutenable légèreté de l'être*, Les bienveillantes, L'audace de vivre* (égaré.e par Maman) sont essentiels. le petit prince pour moi, exceptionnel et essentiel, celui-ci aussi, autrement.
A ma première lecture, j'étais pleinement impliqué dans mon métier à l'instar de la narratrice Janna Somers, au point pour elle de passer à côté de l'agonie de sa mère et ensuite de celle de son mari, et moi de me raccrocher à des détails comme sa sagacité à décrypter les structures informelles et à identifier la "belle" personne, qui indépendamment de la hiérarchie officielle, fait effectivement aboutir les projets. J'aurais accordé 3 étoiles en m'interrogeant à l'époque comment cette amie avait pu m'offrir cette déprimante histoire de fin de vie. Pourtant mon intime conviction déjà me soufflait que je lui devrais une relecture, au temps approprié.
Lorsque je l'ai encodé dans ma bibliothèque virtuelle, je lui ai accordé 4 étoiles, Papa s'était déjà cassé la clavicule en chutant à vélo, son lien social venait d'être rompu, son monde rétrécit. C'était l'époque où je chroniquai les "Psaumes balbutiés. Livre d'heure de ma mère"*. Qui aurait pu deviner combien il s'appliquerait à Maman ? 2015, Papa toute sa tête, Maman toute dynamique, quelle équipe ! 2016, pas question de passer ma convalescence après cette opération au genou ailleurs que chez eux, précurseur sans le savoir à dormir au bureau du rez-de-chaussée, trop chouchouté. 2017, ils prennent le taxi senior pour me rendre visite à l'hôpital, Papa ne conduit plus, nouvelle convalescence pour cette opération au cerveau, réouverture très temporaire de ce lit d'appoint, je cuisine deux à trois fois par semaine pour soulager Maman. 2018, apparitions sporadiques de taches sur les vêtements, je houspille Maman, Papa "décroche" des tâches ménagères, Maman laisse faire, je suis révolté, j'y passe les WE et fais chef à domicile. 2019, tout d'un coup Maman panique à mettre en route sa machine à laver, puis elle décrète ne plus utiliser le four, le bureau est transformé en chambre permanente pour Papa, infirmières au lever, les "choses" s'accumulent. 2020, Maman tourne en rond comme une toupie sur angoissée mais sans direction, rien à voir avec la covid, au contraire le moral de Papa remonte à se sentir normal dans ce confinement imposé à tous, avec mes frères nous les poussons à commander des repas à domicile, nous relayons pour leur apporter des plats, Maman ne jette plus aucun emballage le garage en est rempli, une chambre d'ami condamnée depuis des années en débarras ne suffit plus, la douche n'est plus accessible... la maison autrefois si bien tenue n'est plus qu'un immense bric-à-brac d'entassements divers.
Pendant toutes ces années, bien souvent j'ai repensé aux étapes de ce lent abandon si minutieusement décrit dans Journal d'une voisine, offert par cette amie bien nommée Sophie. 2021, la situation se détériore, la chaise roulante a remplacé le déambulateur, les infirmières ont demandé un lit médicalisé, installé cette fois dans la salle à manger, elles passent deux fois par jour, le kiné une fois et une aide sociale deux fois pour les repas, en plus d'une garde de nuit. Déjà, la chaise percée, à peine arrivée, n'est plus d'actualité. Ah si seulement en ultime cadeau, nous pouvons leur offrir ce petit réconfort de mourir chez eux ! Je n'apporte plus le journal du vendredi avec le programme TV, il y a 6 mois si par malheur j'en loupais un, c'était encore un drame. "C'est fou le nombre d'erreurs que je commets en essayant de bien faire." p.43 le moment était venu pour cette relecture car je n'arrive à rien leur apporter qu'une bien gauche gentillesse.
Je voudrais cesser de les challenger, il ne faudrait pas, ce n'est rien d'autre au fond que leur en vouloir de flétrir l'image idéalisée que je m'étais construite d'eux. Je ne sais pas d'où j'arrive à sortir cela, car Janna Somers ne semble pas s'être rendue compte de cette différence fondamentale avec les tout proches. Il n'empêche que son dévouement soit en tous points admirable dans cette histoire d'amitié improbable déclenchée par une rencontre fortuite à la pharmacie de cette nonagénaire encore coriace. Maudie ne voulait pas mourir. J'avais oublié le passage avec Annie qui a décroché.
Il serait cependant erroné de penser qu'il s'agit d'un roman sur la fin de vie et d'amitié profonde ou même d'expiation par le dévouement. Oui, bien sûr il y a cela mais il y a plus essentiel.
Doris Lessing nous offre ici les clés de cette porte s'ouvrant sur notre condition humaine par son interpellation à poser un regard attentif sur les personnes très âgées telles qu'elles nous devancent au lieu de le détourner dans la fuite de nos propres vieux jours à venir.
Heureuses les personnes qui n'ont pas besoin de la catharsis de cette lecture car elles sont naturellement dotées de l'empathie génératrice du geste attendu, de la parole juste, de la préscience du moment propice. Quant à moi il me reste Brel, essentiel et exceptionnel, exceptionnel, exceptionnel. Brel en cataplasme.
Les vieux
https://www.youtube.com/watch?v=OMxvAY54_Vg
Vieillir
https://www.youtube.com/watch?v=¤££¤26L'insoutenable33¤££¤
J'arrive
https://www.youtube.com/watch?v=cLgZUmbDFo4
*cf. critique