À l'heure du déchirement, de l'entre-déchirement, à l'heure des exactions, des entre-exactions, à l'heure de la haine absolue, et apparemment inextinguible, à l'heure du « tu m'as fait mal, donc je te refais encore plus mal », à l'heure où l'abomination ne semble désormais plus vouloir se contenir dans des limites humaines mais franchir allègrement le mur fortifié de l'inhumanité, j'ai jugé bon de mettre à l'affiche une oeuvre qui nous présente des personnages juifs — du temps où le mot " juif " évoquait les gens du livre et de la sagesse —, des personnages musulmans — du temps où le mot " musulman " évoquait la grandeur d'âme —, et même des personnages chrétiens — du temps où le mot " chrétien " évoquait le courage et l'absence de cupidité.
En effet, une de mes amies — allemande de naissance, française de coeur — me fit découvrir, il y a une dizaine d'années, ce sublime
Nathan le Sage, une pièce et un auteur dont je n'avais jamais entendu parler auparavant. Et je l'en remercie encore chaleureusement — et bien plus encore — car je n'ai vraiment pas été déçue par cette oeuvre, que je trouve, en tout point, EXCEPTIONNELLE.
Gotthold Lessing, auteur du XVIIIème siècle, émule des lumières, nous offre un très bel hymne à la tolérance interconfessionnelle, qui est, aujourd'hui plus que jamais, totalement d'actualité et d'une modernité surprenante. Il choisit pour décor de sa pièce l'incontournable Jérusalem et pour époque, la troisième croisade en Terre Sainte pendant le Moyen-Âge.
Nathan est un juif, riche commerçant international, fort apprécié dans sa ville, réputé pour sa grande sagesse, sa finesse de vue et son savoir-vivre. Durant son absence, lors d'un voyage d'affaire, sa fille Recha a été sauvée des flammes d'un incendie par un jeune chevalier chrétien, un templier fougueux mais philosophe.
Ce templier est lui-même un rescapé car, fait prisonnier par l'armée musulmane puis condamné à mort avec ses dix-neuf compagnons, il sera le seul à obtenir la grâce du sultan Saladin en raison de... sa ressemblance physique avec le bienaimé frère de Saladin, mort il y a belle lurette !
Il s'avère que le coeur de la petite juive, Recha, s'est mis à tambouriner très fort pour son chrétien de sauveur. Qu'en dira son père,
Nathan le sage ? Qu'en dira le templier lui-même ? Qu'en dira le sultan Saladin ?
Il ne faut absolument pas que je vous en dévoile davantage, afin que vous découvriez vous-même et en temps voulu les informations relatives au passé des personnages, contrairement à ce qui m'est arrivé en lisant la préface de l'édition
José Corti, qui est un gâchis déplorable. Bien que cette édition soit parfaite par ailleurs, j'hésite à lui décerner le " spoil d'or ", ex-æquo avec l'édition Pocket du Maître Et Marguerite de
Boulgakov et l'édition chez L'imaginaire d'Ethan Frome d'Edith Warthon.
Vous avez compris que dans cette pièce, il sera beaucoup question de religion, qu'on naviguera constamment entre Juifs, Chrétiens et Musulmans. Lessing prend le parti de choisir trois représentants des trois religions qui soient particulièrement remarquables, par la modernité de leur vision et par la tolérance dont ils font preuve dans leurs idées religieuses, eu égard à leur siècle.
C'est tout d'abord le fait du sultan Saladin, qui traite convenablement les ressortissants juifs de Jérusalem ; c'est ensuite l'incroyable Juif Nathan, dont la tolérance, la bonté et l'aptitude au pardon rejaillissent sur ses interlocuteurs : il est l'ami d'un derviche, il est bien vu du sultan, il entretient des relations d'étroite confiance avec des frères chrétiens.
C'est enfin le magnanime Templier, qui, tout chevalier du Christ qu'il est, n'hésite pas à sauver une jeune juive au péril de sa vie ou à témoigner d'un profond et sincère respect vis-à-vis du sultan musulman qui l'a épargné. Il n'aurait même rien contre l'idée d'une union interconfessionnelle.
Gotthold (un prénom qui ne s'invente pas !) Lessing, chrétien environné par la chrétienté et écoeuré par son intolérance et son étroitesse de vue, prend donc pour cible les Chrétiens, notamment sous les traits du patriarche, symbolisant la hiérarchie cléricale, obtuse et stupide, contrairement aux plus humbles représentants de l'église chrétienne.
L'auteur en profite au passage pour dénoncer les massacres aveugles de Juifs perpétrés par les Chrétiens... Pauvre Lessing ! l'histoire allemande et les pogroms ayant eu lieu un peu partout par la suite lui donneront mille fois raison… hélas !
Mais il va plus loin encore, par son appel à la non-violence, à la non-vengeance, par son invitation à ne pas chercher à comparer les religions, sauf à dire, si besoin en était, qu'elles sont intimement liées les unes aux autres.
Enfin, la vision la plus moderne de l'auteur — quasi inimaginable pour l'époque — est très certainement à rechercher dans son époustouflante tolérance à l'égard de l'athéisme, en des temps où celui-ci ne semblait pas de mise, à tout le moins pas vraiment avouable ni admis dans les hautes sphères.
Donc, un énorme, ÉNORME coup de chapeau à Gotthold Lessing, auteur classique en Allemagne et mystérieusement ignoré en France, allez savoir pourquoi ? Je ne puis que vous inciter à faire reculer cette lacune, à lire ce grand monsieur, ce Gandhi, ce Luther King avant l'heure, dont
Voltaire aurait pu écrire : " Si
Nathan le Sage n'existait pas, il faudrait l'inventer. "
D'un ghetto l'autre, de Varsovie, hier, à Gaza, aujourd'hui, qu'y a-t-il de bon à attendre d'un ghetto et d'une intolérance généralisée ? Peut-être le point Godwin de l'horreur, une révulsion telle de la communauté internationale qui fera qu'on octroiera, du bout des dents et bien obligés, l'état que les Palestiniens réclament de leur sang depuis plus de cinquante ans après avoir concédé l'état juif au lendemain de l'insoutenable ? Nul n'en sait rien et je n'oublie pas que quand on lit un avis, on attend le sage, pas le fougueux désordre qui règne en celui que vous venez de lire et qui ne signifie, donc, manifestement, pas grand-chose.