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Critique de Amesoul


"Forteresse de solitude" fait parti de ces livres que l'on referme à chaque lecture sans être à chaque fois tout à fait le même, prisonnier inconscient des pages, ces murs imprenables qui renferment tous les trésors. le titre est chargé de beaucoup de sens et, jamais tout au long des 678 pages, il n'est une seule fois usurpé.

Ce roman, en partie autobiographique, raconte les itinéraires de vie de deux gamins qui grandissent pendant les années 70 à Brooklyn. L'un est blanc, il s'appelle Dylan comme Bob, fruit de la courte union d'un couple d'artistes bohèmes et pas encore bourgeois. L'autre est métis, autant dire noir dans un pays comme les USA, il s'appelle Mingus comme Charles, fruit de la courte union d'une secrétaire blanche et d'un chanteur de Soul talentueux mais cantonné aux succès d'estime.
L'histoire de ces deux destins, ce qui les lient et les délient, plonge le lecteur dans un monde de souvenirs où ressurgissent les insouciances des jeux d'enfants, les peurs déjà, fruits de la différence, et les premières carapaces que l'on se forge, à grands coups d'imagination débordante.

Histoire d'une rencontre, de deux enfances vues principalement sous le prisme de Dylan. Ces enfances dont on sait par expérience qu'elles seront des boulets qu'il leurs faudra éternellement trimballer.
Histoire d'une époque, de l'air du temps des années disco, la fin d'une époque glorieuse, enterrant dans le strass et les excès tous les espoirs issus des luttes et des affranchissements moraux.
Histoire de tout un pan de la culture américaine, des influences de toute une génération, d'un art de la rue qui dépeint le quotidien.
Histoire d'une ville, New York. Histoire d'un district, Brooklyn. Histoire d'un quartier, Boerum Hill.
Histoire d'identités en construction, secrètes forcément, la Forteresse de la Solitude faisant référence au lieu où Superman peut vivre sans se cacher des humains.

A la richesse des références, des anecdotes presque documentaires et des introspections profondes, Jonathan Lethem ajoute un style sublime et subtile, un réalisme emprunt de touches poétiques. On se surprend à relire deux fois certains passages comme pour profiter plus longtemps des fines descriptions d'un environnement souvent hostile, d'une "jungle" impitoyable.
Quelques lignes pour s'en convaincre.

"Une silhouette solitaire sur le trottoir, un petit blanc, sillonne nerveusement le pâté de maisons dans Atlantic Avenue entre Court Street et Boerum Place. C'est un glacial mardi soir du mois d'avril, peu après minuit. Isolé et minuscule, marionnette parmi les humains, l'enfant avance de réverbère en réverbère, son ombre rétrécissant puis s'allongeant de nouveau. Un question s'impose: Que fait-il là ? [...] le garçon va et vient d'un bout à l'autre du parking, comme s'il était enfermé, gerboise dans un vivarium invisible. Plus on y pense, plus sa présence est inexplicable, et personne n'y pense d'ailleurs. le coin est mal choisi pour se promener à minuit, il va forcément avoir des ennuis."

Pour exprimer toute la mélancolie d'une ville, il faut y avoir été enfant. L'enfance et ses errances, seul ou en groupe. Les moments décisifs où les rapports à l'autre s'échafaudent ou se dérobent, en quête perpétuelle d'une identité, autant de motifs à construire ses premières prisons intérieures. Déterminismes indélébiles comme les graffitis identitaires qui attaquent les murs ou remparts de la cité. Une vie en traces et en oeuvres qui resteront à la postérité, un peu de gloriole pour ces êtres qui passent à côté de leur vie.
Toute une vie de quartier si bien croquée, quartier d'une grosse pomme un peu pourrie à l'intérieur.

Les chemins de deux enfants que rien ne rassemble à priori et qui font cause commune pour oublier leur triste quotidien, dépourvu d'amour maternel, en s'évadant par la musique, l'imaginaire des super-héros... et la drogue. le début d'une fuite perpétuelle qui les poursuivra toute leur vie durant avec des fortunes diverses selon les protagonistes. Pour ces deux êtres qui, contrairement à leurs pères, ne veulent pas choisir leur unique refuge, et gardent des rêves dérisoires. Tiraillements incessants entre deux vies, entre l'imaginaire et la réalité, entre deux prisons, entre deux côtes aussi, New York et Baie de San Francisco.

Comme si Jonathan Lethem avait voulu rendre hommage à Rainer Maria Rilke qui en s'adressant à cet autre jeune poète disait :"Comme il serait préférable que nous comprenions que nous sommes solitude".

Les chemins qui se séparent, l'entrée dans l'âge adulte et les (mauvaises) surprises que réservent la vie. Trois parties, autant de styles de narration, tous aussi bien maîtrisés, et autant de regards implacables sur les illusions et désillusions d'une génération.

Rien que ça suffirait déjà à en faire un livre fantastique, mais il l'est bien plus encore car il regorge en filigrane de toutes les références musicales que j'affectionne, de valeurs culturelles dont je me sens proche. Je suis emporté par mon enthousiasme mais comment ne pas aussi évoquer cet hymne à l'amour de la musique, tous les styles de musique mais principalement la Soul music. le livre débute sur fond de "I want you back" des Jackons Five chanté par des petites filles dans la rue, décline un condensé des ambiances sonores des décennies de la fin du 20ème siècle (disco, punk et hip hop) pour s'achever sur la pop avant-gardiste et planante de Brian Eno.

Tragique, désabusé, sans concession, d'une lucidité sans pareil, ce roman fera date parmi mes lectures. Je formule le voeu qu'il parvienne à en faire autant pour le plus grand nombre.
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