Le destin de Macha Regina

est-ce qu’une fille qui a été assez longtemps courtisée par un garçon (admettons qu’il lui ait fait des cadeaux, qu’il lui ait donné des fleurs et qu’il ait payé pour elle au restaurant et en boîte) doit payer sa dette de la façon adéquate ou, comme le dit une adepte du point de vue opposé, « Pour les hommes, c’est la loterie : si tu gagnes, réjouis-toi ! Si tu perds, désolée, on n’est pas dans une boutique ici. » Macha est écœurée par l’alcool mélangé et par le cynisme de ses camarades de classe, et soudain elle sursaute en comprenant que cette question d’un pouvoir destructeur implacable s’invite aussi dans son destin à elle (« C’est ridicule de ne pas céder5 », aurait dit A. A., mais Macha n’a pas lu Brodsky). La question n’est pas de savoir si Kolia lui plaît – il ne lui plaît pas – mais elle sent que ce n’est pas ce qui l’intéresse ; elle ne peut simplement pas s’imaginer… euh, en train de sortir avec lui.

Les hommes sont absolument mortels car leurs corps sont aussi légers que le manche d’un marteau. Le poids de la volonté est ce qui actionne leur vie. Lorsqu’ils vieillissent, les gens ont le plus souvent tendance à se tourner vers le passé avec la même force qu’un ressort enfin relâché. Le petit clic sur l’ordinateur lorsque la mère de Macha a tiré son billet pour Leningrad avait été fait par son ongle qui s’était heurté à la spirale d’un de ces ressorts. Sa mère a commencé à vieillir – d’abord les yeux. Les feuilles nouvelles verdissent, dans l’herbe les pissenlits bourgeonnent, sur la tombe de grand-mère le sable est humide et tassé ; sa mère a beau tournoyer comme une toupie dans les magasins pour préparer les bagages de Macha – des chaussettes, des culottes, une chemise, un pull, une chapka (« Mais maman, pourquoi ? C’est l’été ! »), une taie d’oreiller, des cahiers, des stylos, des crayons (« Tu prendras un morceau de lard ? ») – c’est déjà la force d’inertie qui entraîne le mécanisme de sa vie.

...pour la première fois de sa vie, Macha découvre que les chagrins d’amour peuvent être un carburant pour l’imagination. Assise sur un banc, elle déplie une feuille de papier sur ses genoux. Sans réfléchir, elle se met à dessiner le SDF qui dort sur le banc en face d’elle – il est couché depuis longtemps, si longtemps que la neige recouvre ses jambes, remplit les poches de son manteau qui sent mauvais, fond sur son visage lilas en forme de poire et s’accroche dans le labyrinthe de sa barbe. Elle s’assied à côté de lui, au bord du banc – de profil, les coudes posés sur les genoux – ; elle donne son propre cœur à manger (dans sa main) à un énorme chien sans-gêne, son poil est hirsute et sa langue s’enroule autour de ses mains. Le chien sourit de façon malsaine et ses yeux caressent Macha.

Le mal est vaincu simplement parce qu’une âme qui a réellement les yeux ouverts est toujours plus puissante que le mal. Cela n’est un problème que pour les héros de roman, parce qu’ils doivent mourir avec le roman. Mais le sens authentique, c’est que l’âme est libérée des décors de théâtre de ce monde. Excuse-moi, mes explications sont incompréhensibles, mais bon, on n’est pas en cours, si ? 

Ici, les hommes sont nonchalants, les femmes acariâtres, jalouses et avares. Ici, les gens sont recouverts par leur vécu comme par une croûte et lorsqu’ils vieillissent, ils arborent le visage monstrueux de la mort elle-même. Ici, il y a davantage de chiens que de gens, et leurs cris comme une onde traversent la ville de part en part.