Je me souviens de mes années de fac de lettres, où l'on s'extasiait sur l'interview d'un obscur auteur péruvien qui revendiquait une écriture simpliste, avec sujet, verbe, et en de rares occasions le complément, les jours de fête. Il ne travaillait pas son texte, et c'était de là que venait la vraie beauté, l'ambre était si belle de ne pas avoir été taillée. Son art était de ne pas en avoir, son oeuvre était une Vénus magnifique de ses jambes feuillues, un gros caillou trop beau pour être sculpté. C'était merveilleux que de voir une littérature étrangère, avec ses relans exotiques en concertos de flûtes de pan, s'adresser à tous, dépourvue d'artifices et de prétentions. L'intelligibilité et la simplicité étaient les seules conditions du beau, et on le répétait sans s'inquiéter d'avoir porté
Proust au pinacle le matin même. On était très occupés à être incohérents. A côté de ça, je m'étonnais qu'on trouve toujours le temps de planter un poignard dans le dos, dans la cuisse, dans le ventre, dans la jugulaire de
Marc Levy. On ne ratait pas une occasion de l'assassiner. Oser le citer suffisait à nettoyer les narines de toute la salle d'un soufflement insolent. On offrait volontiers notre admiration à des oeuvres qui méritaient à peine qu'on s'y attarde, aussi étions-nous épuisés de bons sentiments lorsque l'on en venait au cas Levy. Pour lui, on n'avait gardé que du dédain. Ce devait être quelque chose que cet auteur-là. Etre conspué par des gens qui aimeraient n'importe quoi du moment que l'auteur vienne d'un pays pauvre, et c'était encore mieux s'il était édenté, quoi qu'il écrive, sans jamais réussir à leur décrocher un compliment, il fallait être vraiment catastrophique. On adorait même le Renaud des mauvais jours. Mais lui, ce Levy-là, on ne lui aurait pas tendu la main pour le sauver d'une noyade au milieu des requins.
Pour être honnête, j'ai toujours eu la curiosité, par bête esprit de contradiction sans doute, de lui laisser sa chance, et d'un jour enfin lire l'un de ses romans, et de préférence sans attendre d'avoir la quarantaine, d'avoir inscrit mon troisième et dernier né au collège et de virer de sexe, comme il paraît que ce sont les conditions nécessaires à l'appréciation de son oeuvre. Je ne l'avais jamais lu, pas même une quatrième de couverture, pas même une ligne, mais je m'étais fait mon idée sur le cas Levy. C'est que la littérature, quand on en parle entre gens sérieux, est pareille à l'homme : chez les autres, chez les "petits" qu'une admiration inconditionnelle et exagérée dissimule mal un étouffant complexe de supériorité, on l'aime crasseuse et en guenilles ; on l'applaudit quoi qu'elle fasse comme on lui taperait dans le dos en la félicitant de son rot. Mais chez soi, les bonnes manières et le veston sont de rigueur, et gare à celui qui intervertirait la place du couteau et de la fourchette. J'en étais convaincu : en vrai, un
Marc Levy, ce ne devait pas être si mal, et sûrement ne lui tapait-on dessus avec un tel acharnement que parce qu'il était populaire, accessible à cette ménagère qu'on méprisait comme s'il s'agissait d'une espèce inférieure, aussi parce que son talent l'avait rendu si riche et qu'il avait vendu plus de copies que tous les conférenciers réunis, qui s'acharnaient pourtant à produire semestriellement des recherches que nous achetions pour leur faire plaisir - avaient-ils seulement d'autres clients que leurs élèves, qui ne les citaient que pour s'offrir des points supplémentaires sur leurs copies ?
De ce que j'en avais compris,
Marc Levy, c'était non seulement quiche et de mauvais goût, mais le degré zéro de la littérature. Son oeuvre était si cul-cul la praline, si factice, si inconsistante, si tout ce qu'il ne faut pas, qu'on dégueulait son nom comme on recracherait un vieux reste de Big Mac déterré d'un fond de poubelle. le type devait être si niais que c'était à peine s'il tenait son stylo du bon côté, peut-être oubliait-il de retirer le capuchon, et son éditeur devait deviner les mots froissés par le cul du crayon sur la page. le portrait était si peu flatteur, que je ne pouvais qu'être surpris en bien. On m'avait promis l'enfer, j'allais donc lire un
Marc Levy, et passer un moment paradisiaque en sa compagnie.
C'est paradoxalement parce qu'on m'avait trop mis en garde que j'en attendais beaucoup, et que le retour à la réalité ne pouvait qu'être brutal.
Le point positif, c'est que
Marc Levy n'est pas un diable ou un malfaisant qui porterait tort à la littérature. Son style est non seulement efficace, mais il est bien plus travaillé que je ne l'aurais soupçonné. C'est que c'est fichtrement bien écrit, par moments ! Certains enseignants-chercheurs de ma connaissance ont de quoi être envieux de son style. Il y a de belles phrases, des images qui épaississent par centaines un imaginaire fourni ; il y a de l'humour, parfois bien senti. Et pourtant, rien dans
Ghost in Love n'est plus excitant qu'un téléfilm M6, et encore, je ne parle même pas des meilleurs ; le fantôme, à la limite, les téléfilms n'en auraient pas le budget. le reste...
On voit tout venir à mille kilomètres, quand bien même on serait très myope, les aveugles eux-mêmes sentent les péripéties arriver avec trois jours d'avance en écartant leurs doigts en baguettes de sourciers, mais là n'est pas le problème. Même les plus jolis paragraphes sont creux.
Marc Levy met tout en oeuvre pour bâtir un univers chic et bourgeois, mais même le verre le plus fin, au pied le plus élégant répond comme un gobelet en toc' dès qu'on le menace d'un coup de cuiller ; rien n'a de texture, rien n'est palpable dans les vies mouvementées de ces musiciens largués de Vienne à Pragues ou Milan chaque samedi matin, aux comportements faussement excentriques, faussement réservés, faux tout simplement. Ce ne sont pas des personnages mais des ébauches, des caricatures au trait facile, auxquelles l'auteur attend de nous qu'on s'y attache, sûr de l'empathie de son lecteur, et trop confiant dans la redoutable force de séduction des histoires d'amour. Autour de son amourette,
Marc Levy ne sait pas s'arrêter quand il le faudrait, il rajoute toujours une blague de trop, un cliffhanger de trop, un sentiment de trop, et finit par être lourd ou maladroit presqu'à chaque fois qu'il démarre bien ; à sa manière, il en fait des tonnes, transforme ainsi ses personnages en créatures aussi superficielles que leurs voyages trop nombreux pour être mieux que des escales. Ces quelques hommes et femmes, qui tiennent pourtant le roman sur leurs seules épaules, ne sont pas plus épais que leurs vies faites de coups de vent. Lorsque la mère du héros nous sort la carte de la mère décontractée fumant son joint, le tout avec des dialogues qui essaient de tendre vers le branchouille sans y arriver mieux qu'un vieillard qui nous répète combien il aime les djeun's, ce n'est plus du M6, mais carrément du W9. Les coïncidences s'enchaînent, et certaines incohérences sont si grossières qu'elles dérangent la lecture. Une à une l'écrivain raye les facilités de son cahier des charges ; voilà, ça, c'est fait. Et ça aussi. Une petite pique envoyée à Trump, cosmétique comme le reste, nous ferait presque croire que lui,
Marc Levy, et ses personnages riches, talentueux et célèbres, sont à ranger dans la masse des "étrangers" rejetés, opprimés, persécutés de l'autre côté du mur américain. Attrapez-moi un mouchoir que je m'éponge la joue, j'ai une poussière dans l'oeil. A chaque fois qu'on tient un passage franchement sympa, on dégringole. 6ter n'est pas loin.
Cette histoire de fils accompagné en Amérique par son fantôme de père dans une quête improbable était pleine de promesses à peine tenues, jamais dépassées. Les quelques belles lignes de dialogues sont anéanties par les échanges faiblards qui suivent. Si le style est généralement toujours très au-dessus de ce que j'imaginais, le contenu varie, un coup c'est franchement bon, un coup c'est franchement mauvais. On s'énerve quand le propriétaire d'un Airbnb commente le départ du héros, ce type étrange qui parle tout seul, en déclarant à sa femme "c'est comme s'il avait une aura autour de lui", comme ça, gratuitement. Les improbabilités les plus vulgaires sont évacuées d'une ligne parfois drôle, parfois pas, qui ne réussissent en général qu'à nous faire savoir que l'auteur est conscient des trous béants dans son gruyère d'histoire, mais qu'il a simplement décidé de passer outre. En définitive, la satisfaction passée de constater que
Marc Levy est un digne auteur et non le tâcheron qu'on m'avait promis, sans m'être complètement ennuyé, je ne suis arrivé au bout de ce livre qu'en me forçant, que pour satisfaire cet esprit de contradiction qui m'avait déjà lancé sur ses premières pages. Plusieurs fois au cours de ma lecture, j'ai dû me boucher les yeux, les oreilles et la conscience, et pousser un cri pour accepter ce qui se passait sans broncher. N'allez pas en déduire le pire pour autant ; le contenu n'est pas toujours significatif du contenant, c'est un livre plutôt bien fait, et sa lecture est loin d'être une torture. Je mentirais de dire que je l'ai détesté, mais je ne serais pas plus honnête de prétendre que je l'ai mieux aimé qu'un téléfilm agréable mais trop long, un peu malaisant parfois. J'aurais adoré conclure que c'était génial, sublime, brillant de bout en bout, mais juste non. C'est un auteur que je compte lire encore, avec déjà la crainte d'avoir à me forcer pour en voir la fin, en espérant tomber sur mieux. Mais certainement pas une lecture que je regrette. C'était moyen, voilà tout.