Impossibles amnésies

Tout au long de la soirée, Sarah avait endossé un rôle de parfaite composition.
Oui, elle avait feint de demeurer attentive auprès de ceux qui avaient réclamé son avis, sa pensée.
Oui, souriante elle avait charmé Édouard, sans qu'elle n'en eût rien souhaité, provoqué ou décidé.
Oui, par une maîtrise absolue, elle avait trompé quiconque, mis à part ce profileur envers qui elle venait d'implorer de l'aide.
Non, de mentir, elle n'en avait pas le défaut.
Non, par le truchement de faux-semblants, de tricher, elle ne s'en réjouissait pas.
Sarah perplexe ne savait que penser du galant bavardage avec Édouard. Certes, il s'avérait charmant et de bonne compagnie, mais, pour elle, peu importait le fait d'être courtisée. Dans le monde auquel elle s'assujettissait, elle n'octroyait pas la moindre place à la gent masculine. L'alléchante proposition professionnelle du docteur Charfat, qui avait été abordée à l'instant de prendre congé des Tallers, pouvait être intéressante, mais il lui semblait néanmoins qu'elle se devait d'y réfléchir. Somme toute appréciable, dans la situation d'épuisement moral où elle se trouvait, cette offre n'en demeurait pas moins une surcharge émotionnelle, un surcroît d'efforts. Souvent, elle s'interrogeait sur ses capacités, car chaque jour ses forces s'amenuisaient. Un sentiment étrange de déchirement, la vision d'une plaie béante qu'aucun soin ne pouvait cautériser, des cris de douleur sans cesse étouffés, chaque jour plus denses, oppressaient sa poitrine à la limite de l'éclatement. Tenir, tenir encore, se répétait-elle, à mesure qu'une faible lueur, présente à l'aube de chacun de ses réveils, éclairait ses yeux.

...Sarah, de son côté, s'entretenait d'une manière sérieuse avec le docteur Charfat. Celui-ci était intéressé par l'activité dispensée par cette belle personne qui se tenait là, lui faisant face. Au cours de leurs échanges, il eut la conviction de la pertinence de son travail, remarqua le soin avec lequel elle en attachait de l'importance, au point de palper l'étoffe d'un élément qualifié et sagace.
Il se surprit de discerner, en son envoûtante sensualité, et au regard de sa brillante intelligence, le style de femme qu'il recherchait depuis toujours. Troublé, il se sentait tout à la fois enveloppé d'une douce ivresse, proche du ravissement, autant qu’empreint d'une étrange confusion.
Il savait certes le coup de foudre existé, en revanche, y être un jour confronté, il ne se l'était en rien imaginé.
De sensible façon, c'était une âme solitaire malgré le réseau professionnel qui l'entourait. Ainsi, il avait peu à peu laissé s'installer l'absence de tout sentimentalisme en son existence, ne jugeant pas pouvoir partager en bonne compagnie, le soupçon de liberté qu'il s'accordait.
Déchiré par un divorce très pénible, il n'avait alors désiré aucune sorte de lien. Pas vraiment épanoui dans sa sexualité, l'on pouvait dire de lui que seuls sa fille Karine et son métier comptaient à ses yeux.
De la manière la plus courtoise, Édouard accompagna la charmante dame brune, constatant, non sans plaisir, l'heureux choix du plan de table.
Extrait pages (88-89)

Dans la tasse à café, la petite cuillère ne cessait de tourner sans que Sarah eût songé à y porter une seule fois ses lèvres. Sur l'écran large d'une salle obscure se déroulait un film noir, dont elle demeurait l'unique spectatrice. D'un épais capitonnage, plus aucun son ne pouvait filtrer. En un instantané qui avait couvert l'espace, le temps s'était immobilisé. La fit s'extirper de sa léthargie, juste l'émergence d'une vive douleur ressentie au creux de l'estomac.

Dès lors, qu'insoutenable, une atroce suite d’événements l'avait rongée, elle avait quitté Paris en l'hiver 2007, pour rejoindre la Bourgogne afin de s’installer en la demeure familiale.
Le déménagement de son appartement s'était avéré laborieux, d'en rendre les clés, lui avait serré la gorge à l'en étouffer. Accablée par le cours de son histoire, elle n'était plus la même. À son insurmontable souffrance, s'ajoutait de devoir lâcher ce cercle d'amis devenu si restreint, depuis le déroulement tragique du drame par lequel elle avait été touchée. Écorchée vive, blessée à mort, ballottée, elle existait encore et malgré tout. Arrivée dans le bourg, à toutes choses elle était restée étrangère. Sarah, muette, s'était repliée en son antre, plongée dans son tourment, elle s'était effacée. S'ensuivirent alors pour Sarah, emplie de désarroi et de solitude, plus de cinq longues et terribles années.

Toutes deux avaient l'extrême besoin de se rassurer. Dans le comportement de Sarah, il n'y paraissait rien, pourtant Nathalie n'était pas dupe. Sous son évidente réserve, elle ressentait, émanant d'elle, une sérénité presque suspecte, un calme trop absolu. À bien la regarder, elle décelait sous les plis de son voile, les multiples galeries d'une fourmilière géante.