Dans le sens moderne du mot, la race n’avait qu’une faible importance dans l’Antiquité. Quand les chercheurs modernes discernent une tension et une hostilité raciales, il s’agit d’un sens ancien de groupe ethnique ou national, tels que les Égyptiens, les Assyriens, les Israélites, ou d’autres, définis par une langue, une culture, une religion. Si les civilisations du Moyen-Orient montrent une grande diversité, il n’y pas de grandes différences raciales entre les peuples qui les composent. Dans les frises et les autres représentations picturales, les étrangers se distinguent par leur costume, leur chevelure, leur barbe, leur équipement plutôt que par des traits physiques. Le nez seul – utilisé à la manière des caricaturistes modernes – semble avoir fourni à l’artiste ancien un symbole physique d’identité nationale. Il y avait sans nul doute des différences entre les types physiques prédominants, disons, des Égyptiens et des Assyriens, mais elles n’étaient pas plus grandes qu’entre les différents peuples d’Europe. Anthropologiquement, les principaux peuples du Moyen-Orient qui ont marqué l’histoire – les Égyptiens, les Sumériens et les Akkadiens, les Israélites, les Araméens, les Hittites, les Mèdes et les Perses, et même, plus tard, les Grecs et les Romains – ne présentaient pas de contraste racial marqué.
Comme toutes les autres sociétés dont parle l’histoire, les anciens peuples du Moyen-Orient manifestaient de l’hostilité et toutes sortes de préjugés envers ceux qu’ils regardaient comme « autres ». Mais « l’autre » était d’abord quelqu’un qui parlait une langue (le prototype du Barbare) ou professait une autre religion (le gentil, ou le païen, ou – dans le langage chrétien ou islamique – l’infidèle). On parle fréquemment des « autres » avec hostilité, chez les juifs à propos des gentils et des païens, chez les Grecs à propos des Barbares, chez les Romains à propos de presque tout le monde. Réunir une jolie collection d’injures ethniques extraites des littératures grecque et latine serait facile – mais il s’agit d’injures ethniques et non raciales. Quand Juvénal, agacé par la présence des Syriens à Rome, se plaint que l’Oronte a débordé dans le Tibre, ou quand Ammien Marcellin, lui-même syrien, dit, parlant des Sarrasins et pensant aux Bédouins, qu’ils ne les souhaitent ni comme amis ni comme ennemis, il s’agit d’affirmations culturelles mais non raciales. Ni ces remarques antiarabes, ni d’autres, analogues, ni l’attitude qu’elles reflètent n’empêchent un chef arabe de devenir l’empereur romain Philippe, et un prêtre local syrien, l’empereur Elagabal. (pp. 32-33)
En passant en revue les preuves de l’existence, dans le passé, au Proche et au Moyen-Orient, de préjugés et de discriminations, j’ai tenté de rectifier une image fausse due aux faiseurs de mythes, une image idyllique où ces maux sont absents. Mais en corrigeant une erreur il ne faut pas tomber dans l’erreur opposée. A aucun moment les peuples du Moyen-Orient n’ont pratiqué la forme d’oppression raciale qui existe aujourd’hui en Afrique du Sud et qui existait il n’y guère longtemps aux États-Unis. Mon but n’est pas d’engager une compétition morale – de comparer les crimes contre l’humanité que sont la castration et l’apartheid, ou de discuter sur la cruauté comparée des pratiques orientales et occidentales ; mais de réfuter les prétentions à l’exclusivité de la vertu ou du vice, et de souligner les fautes communes à notre commune humanité. (p. 149)
A l’époque, la grande majorité des esclaves musulmans étaient soit turcs, soit noirs, et la doctrine aristotélicienne de l’esclavage naturel, mise au goût du jour, fournissait une justification commode de leur asservissement.
Une autre tentative de justification, celle-ci religieuse plutôt que philosophique, concerne une race entière et se limite aux peuples d’Afrique à la peau sombre : c’est l’adaptation musulmane de l’histoire biblique de la malédiction de Cham. Dans la version biblique (Genèse, IX, 1-27), la malédiction concerne la servitude, pas la négritude, et tombe sur Canaan, le plus jeune des films de Cham, pas sur ses autres fils, dont Kush, considéré plus tard comme l’ancêtre des Noirs. La raison d’être de cette histoire est évidente : les esclaves des Israélites, les Cananéens, étaient d’une parentèle proche ; il fallait donc une justification religieuse (c’est-à-dire idéologique) à leur asservissement, d’où la théorie de la malédiction de Canaan. Les esclaves des musulmans n’étaient pas des Cananéens, mais des Noirs ; on transféra donc sur eux la malédiction et on ajouta la négritude à la servitude dans leur fardeau héréditaire. L’histoire, quoique fort répandue, ne fut pas pour autant universellement acceptée. Ibn Khaldûn et quelques autres auteurs arabes la rejettent comme absurde et attribuent la couleur de la peau à des facteurs climatiques et géographiques. Mais l’association de l’esclavage à la noirceur de peau qui ressort de l’histoire ci-dessus provient moins de la tradition que de la réalité.
De telles idées n’ont aucune place dans les écrits des juristes musulmans, qui rejettent unanimement l’asservissement de musulmans libres quelles que soient leur race ou origine. L’identification totale de la noirceur de peau et de l’esclavage, qui eut lieu en Amérique du Nord et du Sud, ne s’est jamais faite dans le monde islamique. Il y eut toujours des esclaves blancs comme des esclaves noirs, des Noirs livres et des Noirs esclaves. Néanmoins, l’identification de la noirceur de peau avec certaines formes d’esclavage est allée très loin – et, dans les siècles suivants, les esclaves blancs se firent de plus en plus rares. (pp. 86-87)
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