Ce livre d'histoire consacré à la révolution culturelle chinoise, paru en 1971, est lui-même un événement historique. Cela se voit aux nombreuses annexes, notes et mises au point que l'auteur a ajoutées au fil des années, en réponse aux attaques des "maoïstes mondains" d'Occident, qui persécutèrent l'auteur coupable de dire la vérité sur leur idole du moment, coupable du même crime que la petite fille du conte d'Andersen, seule à voir que les habits neufs du roi n'existent pas et qu'il est nu.
Simon Leys, à la différence de ses détracteurs, savait le chinois et put suivre les événements qu'il relate depuis Hong Kong, puis sur des sources originales. Son analyse de la révolution culturelle n'en conte pas seulement le déroulement mois par mois, acteur par acteur (voir le petit dictionnaire biographique en fin de volume), mais en dégage les causes profondes : Mao perdait le pouvoir, suite à la catastrophe du Grand Bond en Avant, et il le reconquit en s'appuyant sur une jeunesse fanatisée, qui élimina ses adversaires et le remit en selle. Il put ensuite se débarrasser de ses jeunes exécutants grâce à l'armée. Il ne s'agit donc ni d'une révolution, puisque "les masses" furent employées à des intrigues de Palais, ni de "culture", puisque la civilisation chinoise eut à souffrir énormément du vandalisme fanatique des communistes.
Trois points me semblent notables, entre autres qualités : d'abord, l'étude, en début de volume, de la mégalomanie de l'artiste raté Mao, poète et calligraphe médiocre, semi-intellectuel jaloux de ses collègues, frustré, prenant la Chine pour la feuille blanche où il écrira ce qu'il voudra. Simon Leys ouvre une piste de réflexion remarquable sur le rôle historique des artistes ratés, qui se vengent en politique de leur échec personnel : on pense évidemment à Hitler, mais on rencontre en sa compagnie, à des degrés différents d'échec ou de réussite esthétique, Jules César, Frédéric II, Napoléon, Churchill, De Gaulle ; Néron, Louis II de Bavière, Li Yu, Song Huizong (héros du merveilleux Palais des Nuages de Patrick Carré), sont à l'inverse des gouvernants ratés mais des artistes, au moins en ambition. L'autre enseignement précieux du livre est l'analogie entre la politique de Mao et ses modèles chinois antérieurs : l'impératrice mandchoue Cixi organisa elle aussi une révolution culturelle, celle des Boxers, pour éliminer ses ennemis et rester sur le trône ; et enfin l'empereur Qin Shihuang, (Mao ne manquait pas de s'y référer) qui fonda dans le sang et la terreur le premier empire chinois unifié au III°s av.J.C. D'ailleurs, Qin, lui aussi, extermina la classe intellectuelle et tenta de brûler tous les livres (Mao se vanta de faire plus et mieux que lui). Si la dynastie Qin dura peu, et fut violemment rejetée par le peuple, son idée impériale, nous dit Simon Leys, dura deux mille ans. Enfin, en troisième lieu, on a pieusement enseigné et appris dans les universités occidentales que ce ne sont pas "les grands hommes" qui font l'histoire, mais "les masses" ou des processus inconscients et de longue durée. Soit. Ce livre administre cependant la preuve que l'histoire de la Chine communiste, comme celle de la Russie soviétique ou du Cambodge de Pol Pot, sont l'oeuvre d'individus d'exception, et ces "grands" hommes faisaient des masses, prétendument actrices de l'histoire, ce qu'ils voulaient.
Alors, je laisse à d'autres le soin de déplorer le dévoiement du mot "révolution" : les idéalistes pleurent sur les leçons du réel (même parfois Simon Leys, tributaire du langage de son temps). On sort de ce livre un peu moins naïf, un peu moins bigot, en somme un peu moins de gauche. C'est une lecture salubre.
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