Il y a déjà un demi-siècle, Arthur Koestler diagnostiqua ce mal dans une interview qu'il avait accordée au New York Times, peu après son installation aux Etats-Unis (l'installation s'avéra d'ailleurs de courte durée, et l'interview fut en grande partie censurée). Ses observations étaient tellement pertinentes qu'elles méritent d'être citées au long :
« Plus je vis ici, plus j'ai le sentiment que la vie littéraire américaine est radicalement vidée. [...]. Si l'on me demandait ce que devrait être l'ultime ambition d'un écrivain, je répondrais avec une formule : l'ambition d'un écrivain devrait être d'échanger cent lecteurs d'aujourd'hui contre dix lecteurs dans dix ans, et contre un lecteur dans cent ans.
Mais l'atmosphère générale de ce pays oriente l'ambition de l'écrivain dans une autre direction [...], vers le succès immédiat. La religion et l'art sont deux domaines totalement non compétitifs de l'activité humaine, et ils découlent l'un et l'autre de la même source. Mais le climat social de ce pays a transformé la création artistique en une entreprise essentiellement compétitive.
Sur les listes de best-sellers — cette malédiction de la vie littéraire américaine —, les auteurs sont cotés comme des actions en Bourse. Pouvez-vous concevoir toute l'horreur de cette situation ? »
(...) je n'ai aucune objection contre des premières lignes qui suscitent une excitation immédiate, qui frappent le lecteur et qui enlèvent d'assaut son imagination. Une attaque efficace est d'abord et avant tout une attaque inspirée. Et l'inspiration se présente toujours sous son aspect le plus libre et le plus enchanteur quand l'écrivain est au seuil d'une création neuve. Victor Hugo, qui était un créateur irrépressible, a noté dans ses carnets des dizaines d'étincelantes amorces pour des romans qu'il n'écrivit jamais (ni probablement n'eut jamais l'mtention sérieuse d'écrire) : il y jouissait simplement d'un flirt avec l'inspiration — s'abandonnant aux delices des commencement dont il appréciait aussi toute la difficulté : « Le dernier volume est plus facile à écrire que la première ligne. »
Les critiques littéraires jouent un rôle utile (sur lequel je reviendrai dans un moment), mais il me semble qu'une partie de la critique contemporaine (et je pense en particulier à une certaine école de théoriciens universitaires) souffre d'une assez redoutable infirmité.
A les lire, on soupçonnerait parfois que ces gens, au fond, n'aiment pas vraiment la littérature. On dirait que la lecture ne leur donne aucun bonheur ; ou, s'ils se mettaient à prendre du plaisir à la lecture d'un livre, ils l'accuseraient aussitôt de frivolité. Car, à leurs yeux, rien de ce qui est amusant ne saurait être important. Mais là ils commettent une lourde erreur ; en effet, quand une chose n'est pas amusante, cela ne veut pas nécessairement dire qu'elle est sérieuse, cela veut seulement dire qu'elle est ennuyeuse.
Degas confia un jour à Mallarmé qu'il avait des tas d'idées de poèmes, mais qu'il était morfondu de ne pas réussir à les écrire; et Mallarmé de répondre : "Mais, Degas, ce n'est point avec des idées que l'on fait des vers, c'est avec des mots." Dans la mesure où la poésie moderne peut se définir par cette conscience que le poème est engendré par les mots plutôt que par les idées - que c'est l'"impulsion linguistique" qui motive le poète - elle relève d'une esthétique directement tributaire de la leçon de Hugo. "Tout poète tant soit peu sérieux sait bien ce qu'il écrit, c'est le langage qui le lui dicte"; cette déclaration de Joseph Brodsky mais elle pourrait aussi bien caractériser la révolution hugolienne.
Avec Hugo, pour la première fois, le langage est placé au poste de commande : "Le mot, c'est le Verbe, le Verbe c'est Dieu." Il se laisse délibérément mener par les mots, car "les mots sont les passants mystérieux de l'âme". Gardien des mots, le poète est investi de pouvoirs prophétiques : il est le guide qui conduira l'humanité à la Vérité.
La plupart de ses chefs-d'oeuvre datent de cette période, culminant en 1862 avec le monumental Les Misérables, qui est moins un roman, au sens conventionnel du mot, qu'un immense poème en prose, peut-être la dernière épopée de l'âge moderne. La passion que Hugo nourissait pour le langage a trouvé là son déversoir le plus vaste et le plus fou. Le livre est un Niagara de mots, écumant et mugissant; c'est aussi une ahurissante bigarrure de pièces rapportées : non seulement le fil du récit est constamment interrompu par des considérations socio-politico-philosophiques, mais il y a encore d'innombrables morceaux de comédie, de drame, de satire, des épisodes d'une action haletante; il y a de tendres élégies, des croquis réalistes, d'immenses fresques historiques; des essais sur les sujets les plus hétéroclites (la structure de l'argot, l'économie du recyclage des égoûts), un prodigieux étalage de curiosités encyclopédiques (sur un modèle dont Jules Verne se souviendra); et en même temps, ces mille fragments hétérogènes sont tous charriés par l'élan unanime d'un vaste fleuve aux affluents innombrables.
[...]
Le livre fut d'abord publié à Bruxelles (1er avril 1862); d'autres éditions suivirent rapidement, de façon presque simultanée, à Paris, Madrid, Londres, Leipzig, Milan, Naples, Varsovie, Saint-Pétersbourg, Rio de Janeiro. D'emblée, son succès fut universel; la publication originale avait été retardée à l'imprimerie par les larmes des typographes qui s'étaient plongés dans la lecture des pages dont ils devaient composer les épreuves; leur émotion et leur enthousiasme furent bientôt partagés par les lecteurs les plus divers, français et étrangers, jeunes et vieux, naïfs ou blasés. A l'autre extrémité de l'Europe, Tolstoï se procura un exemplaire sans tarder et fut conquis. On peut dire sans exagération que Les Misérables ont précipité la création de La Guerre et La Paix. Les géants engendrent les géants.
Simon Leys, celui qui dénonça Mao...