AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Zebra


« Les quatre livres », c'est un témoignage romancé, distancié, froid et méthodique que nous livre YAN Lianke sur les ravages produits en Chine dans les années 1959 à 1961 par « Le Grand Bond en Avant ». Remontant le cours de l'histoire contemporaine, le lecteur est ainsi plongé dans ce qui sera successivement « une utopie socialiste, un rêve insensé puis un vrai cauchemar » (YAN Lianke, documentaire sur la Chine, ARTE, 30 avril 2013). Effrayant !

Petit retour en arrière. Obsédé par l'objectif de hisser son pays à la première place des producteurs d'acier dans le monde, obnubilé par une volonté de puissance et de démonstration, scotché par son idée d'avoir à dépasser l'Angleterre et de rattraper les États-Unis, hypnotisé par la nécessité de démontrer à tous – et plus particulièrement à l'URSS - la suprématie éternelle de l'Empire du Milieu, Mao Dze Dong fait, pour cette cause, déplacer et interner en camps de travail (YAN Lianke parle de camps de « novéducation ») des dizaines de milliers d'hommes et de femmes, pour la plupart des intellectuels. Pour ces hommes et femmes, forcément plus intelligents que la paysannerie locale, le Pouvoir central n'a qu'un seul mot d'ordre : produire de l'acier en quantité inimaginable, en pulvérisant les rendements habituellement obtenus. Alors ces hommes et femmes se mettent à couper puis à bruler progressivement toutes les forêts afin d'entretenir des « gueulards » en pierre dans lesquels ils fabriquent l'acier tant désiré. Au début, le procédé fonctionne parfaitement, mais, mois après mois, en proie à un appétit insatiable, le Pouvoir central exige d'eux qu'ils battent encore et encore les records de production d'acier, pourtant péniblement décrochés. Alors les « gueulards » ronflent, jours et nuits, et les galettes d'acier s'entassent, obtenues par la fusion de tout le métal disponible, morceaux de rails de chemin de fer, pelles, pioches, fourchettes, bols, casseroles, etc. Résultat ? Il n'y a bientôt plus de métal disponible et plus de bois à couper : la production d'acier dégringole et les sols - mélange de terre peu enrichie en engrais et de sable - se montrent nus, exposés aux vents et aux intempéries. Pour nourrir tous ces travailleurs, le Pouvoir central puise dans les stocks régionaux (essentiellement des céréales), organise des distributions et rationne ces esclaves des temps modernes, mais les stocks ne sont pas illimités. Qu'à cela ne tienne : le Pouvoir central donne l'ordre aux travailleurs de tous les camps de « novéducation » de produire du blé en quantité inimaginable, en pulvérisant les rendements habituellement obtenus (air connu). Mais les sols des campagnes ont été lessivés par les pluies et sont devenus alcalins, puis il y a eu des inondations qui ont fait pourrir les semences comme les premières récoltes, et la météo estivale a été défavorable (alternance de fortes pluies et de sècheresse) : au final, les rendements sont médiocres. le Pouvoir central donne alors l'ordre à tous de faire des efforts, demande qu'on punisse celles et ceux qui trichent ou ne s'impliquent pas suffisamment, exige que soient dénoncés les ennemis du Peuple, les contre-révolutionnaires. Rien n'y fait : la nourriture vient à manquer, c'est la disette puis la famine. Durant l'hiver 1960 - 1961, hiver particulièrement froid puisque la température va descendre jusqu'à – 30°C, les « novéduqués » brulent tous les livres qu'ils avaient cachés sous leurs paillasses afin de produire un peu de chaleur, puis ils mangent leurs chaussures et leurs ceintures de cuir et ils finissent par tomber comme des mouches : ceux qui ne meurent pas de faim se sont pour la plupart livrés à des actes de cannibalisme. Par sa bêtise et son entêtement, Mao Dze Dong aura ainsi sacrifié 36 millions de ses compatriotes. C'est à ces millions de sacrifiés que YAN Lianke dédie son roman : «  A ce pan d'histoire oublié et à ces dizaines de milliers d'intellectuels, les morts et les survivants ».

Le roman de YAN Lianke se passe dans la zone 99, un camp de « novéducation », près du fleuve Jaune. C'est un Enfant qui dirige ce camp : il applique à la lettre, en toute naïveté, les consignes révolutionnaires. L'Enfant donne la permission à l'Écrivain de coucher par écrit les faits et gestes des « novéduqués », celles et ceux que le Pouvoir central appelle « Les Criminels » car ils se sont rendus coupables d'un crime abject, celui d'être contre-révolutionnaire. L'Érudit observe la vie du camp et la bêtise humaine ; il se lie d'amitié avec une femme, La Musicienne, femme qui aura recours à divers artifices pour assurer sa survie. le Religieux essaye jusqu'au bout de cacher son penchant pour des lectures interdites (en fait, la Bible), lectures qu'il lui faudra renier devant tous ses codétenus. D'autres personnages particulièrement bien campés apparaissent au fil des pages, comme le patron de la zone 98 ou quelques hauts dignitaires provinciaux qui font des promesses stupéfiantes, promesses qui ne seront hélas jamais tenues (comme on sait, elles n'engagent que ceux qui les écoutent). Tous ces personnages jouent une pièce de théâtre très particulière : ils en sont à la fois les acteurs et les spectateurs. Sans ménager leur peine, tels Sisyphe, obéissant aveuglément aux ordres imbéciles de cette Bête immonde qui les tient pour quantité négligeable, les sacrifiés avancent et tentent de tout mettre en oeuvre pour exécuter servilement les consignes reçues tout en préservant au maximum leur existence. le récit (400 pages) avance lentement jusqu'à son final, surprenant. Quelques images poétiques, toutes en illusion, s'imposent, ici et là. le lecteur aura peut-être l'impression de visionner un documentaire d'époque, en noir et blanc. Dans « Les quatre livres », YAN Lianke ne dénonce pas ouvertement Mao Dze Dong : mettant en cause l'entreprise totalitaire et ses impacts nuisibles sur le peuple Chinois, YAN Lianke tente de rétablir la vérité historique. Il sait de quoi il parle: il est né en 1958 d'une famille de paysans illettrés, touchée de plein fouet par « le Grand Bond en Avant ». le rendu est précis, puissant mais glacial : l'auteur nous montre l'absurdité, la brutalité et l'inhumanité de l'entreprise.

Vous pourrez profiter de votre lecture pour vous interroger sur les vertus éducatives du travail, sur les efforts à accomplir (on parle aujourd'hui de « challenge ») au nom de la l'efficacité économique, sur le maintien au pouvoir d'idéologies peu respectueuses des droits de l'homme, sur les dégâts collatéraux provoqués par l'irrésistible ascension économique de certains pays ...

Un très bon livre.
Commenter  J’apprécie          300



Ont apprécié cette critique (30)voir plus




{* *}