Il ne s'agit pas de faire la généalogie du mot "sujet" dans le but de retrouver son premier emploi et le sens de ses emplois, mais bien son archéologie, dans un sens foucaldien, et donc de rechercher les structures qui ont permis l'émergence non pas tant du mot que de la notion ou du sens que l'on donne aujourd'hui au mot "sujet". Il faut alors retrouver ce qui n'est pas dit dans les textes, ce qui transpire des supposés intellectuels et tenter d'expliquer à partir d'eux les évolutions de la pensée qui mènent à la création d'un sens nouveau, à la fois incongru et sans validité avant l'émergence des conditions de son invention.
De Libera nie qu'il soit contradictoire de faire l'historicité discontinue d'un terme dont on prétend qu'il détermine ce qui est l'agent continu de l'histoire puisque l'entreprise foucaldienne est précisément de dépasser l'histoire par l'histoire et de retrouver comment la pensée en est arrivée à constituer un agent de l'histoire. L'erreur serait de reporter sur le passé le contenu d'un sens qui n'est apparu que dernièrement comme si on cherchait le romantisme dans l'antiquité où la subjectivité chez les Grecs. le Cogito fait partie de l'historiographie, une forme discursive d'un sens sous-jacent qui, lui, fait partie de l'histoire et qu'il s'agit de retracer. Il faut mener deux récits de front, celui de l'histoire (avènement du sujet en philosophie) et celui de l'historiographie (construction de la figure du sujet). La méthode sera emprunté à Foucauld et les outils à Heidegger (subjectité) et
Aristote (attributivisme), Libera se proposant de construire le troisième.
Le sujet n'est pas assimilable au "je", c'est plutôt un réseau de sens qui se croisent et dont il faut retrouver la valeur au-delà de l'emploi des mots spécifiques (moi, ego, subjectum, je, etc.). C'est pour cela qu'il faut étudier les discours et en révéler l'impensé historique, qui est nettement théologique. Mettre en évidence dans les travaux philosophique les tentatives de réponses aux quatre questions : qui pense, quel est le sujet de la pensée, qui sommes-nous, qu'est-ce que l'homme, permet d'aborder cet impensé. Par exemple, le "je" de
Kant est davantage celui d'une personne, un être qui se pose en face d'un autre comme interlocuteur. Et l'on saisit alors que toute la pensée philosophique repose sur les présupposés et les définitions qui ont été élaborées dans le cadre théologique de la définition de la Trinité, par le recours aux trois hypostases et à la substance. Heidegger a ignoré ce versant théologique des hypostases et a privilégié la version de la substance, ramenant la philosophie à être une anthropologie. Sa version du sujet est erronée car il se contente d'opposer essence et existence. le mystère de la Trinité, en divisant la substance divine marque en effet les concept qui autorise l'avènement du sujet par un rejet permanent du sujet et l'articulation des notions de l'homme, de l'ego, de la substance, de l'essence, de la personne, de l'hypostase, de la conscience, etc. Au contraire de Heidegger, il faut reprendre les travaux tenus au Moyen âge sur la question trinitaire pour comprendre que toutes les subtilités de définition de la notion contemporaine du sujet en sont issues.
De Libera propose une matrice de classification des thèses philosophique sur le statut
de l'âme entre attributivisme (les états mentaux sont des prédicats d'un "ego"), substantialisme (l'esprit ou âme est une substance séparée du corps) et un concept qu'il a forgé et qu'il nomme attributivisme* (avec un astérisque) (le sujet s'attribue à soi-même des états mentaux et se reconnaît en être responsable). Il reprend ensuite la notion d'intention ou intentionalité chez Brentano, qui est notion de "se -diriger-sur", et démontre qu'elle est certes issue d'
Aristote (De Anima), mais au travers de son traitement au Moyen âge entre "in-existence intentionnelle" où la notion est très exactement interprétée à l'opposée de celle de Brentano : une passivité de l'esprit. Cette seule notion, qui mène à deux interprétations contemporaines différentes (la passivité est conservée dans la philosophie analytique et mène à un concept lié à la volonté dans la phénoménologie), prouve qu'on ne peut se limiter à opposer la notion d'esprit chez
Descartes (mens) à celle d'âme (anima) chez
Aristote.
Aristote n'est donc pas l'antithèse de
Descartes : "
Aristote n'a jamais été anticartésien" écrit-il avec humour ; même si "rien ne conduit directement d'
Aristote à
Descartes". II préfère reprendre les quatre définitions contemporaine
de l'âme chez
Aristote dans la philosophie analytique contemporaine (celle qui fait d'
Aristote son ancêtre exclusif) et note qu'une des propositions, celle qui fait
de l'âme un attribut du corps, est également commentée dans la notion moderne du sujet. Il retrace alors cette définition et commence avec Averroès.
Averroès critique l'idée que l'âme soit un attribut du corps. Sa conception est à la fois attributiviste, attributiviste* et substantialiste, selon les fonctions
de l'âme.
Thomas d'Aquin se demande à tour "qu'est-ce que l'homme ?" : est-ce un corps, une âme ou un composé des deux ? Locke reprendra les mêmes questions et, pour Libera, l'"Alcibiade" de
Platon les exposait déjà. Thomas répond : essentiellement un intellect mais pas seulement. Ses autres réponses aux quatre questions permettent de poser les bases du sujet moderne comme une ontologie. D'autre ensuite s'interrogeront sur la question du moi. 1 corps, 1 âme, un composé des deux ? Cela fait penser à l'union hypostatique. C'est alors qu'intervient l'intérêt de la définition de la question de la Trinité.
Tout vient d'un problème de traduction. le grec dit "1 essence en 3 hypostases" qui devrait se traduire en latin par "1 nature en 3 substances" mais si on dit cela, alors tout est séparé. On dit alors "1 essence en 3 personnes". C'est un peu confusant et
Augustin s'emmêle les pinceaux. Il emploie essence pour substance et inversement en reconnaissant lui-même ne pas trop savoir. Il conçoit le modèle attributiviste* mais le refuse car ce serait faire de Dieu une substance, donc un corps. Jean de Damas, trois siècles plus tard, propose que les 3 "personnes" soient "imbriquées" les unes dans les autres par la périchorèse, que Libera nomme modèle périchorétique. Pour expliquer tout cela, Thomas réintroduit le modèle de "subjectum" aristotélicien (sorte de support des prédicats de l'être) auquel il intègre les actes mentaux d'Augustin. Il fait naître la notion d'agent-sujet puisque l'âme s'affecte à elle-même ses puissances (acte de pensée). L'âme est donc un sujet psychique et l'homme est sujet-agent de la pensée. Thomas fait donc entrer le sujet aristotélicien dans la trinité d'Augustin. Naît la notion de "personne" : "substance individuelle de nature raisonnable, ayant la maîtrise de ses actes [...] qui n'est pas simplement agie comme les autres, mais agit par elle-même". Reste à se demander concrètement "qu'est-ce qui fait d'une personne un sujet ?". C'est là qu'il faut s'interroger sur la notion de personnalité ou identité, et ce sera le travail du volume n°2.
Le travail de Libera est stupéfiant de subtilité, d'exigence intellectuelle et d'érudition.