« Si Kafka était femme. Si
Rilke était une Brésilienne juive née en Ukraine. Si Rimbaud avait été mère, s'il avait atteint la cinquantaine… »
Hélène Cixous, L'Heure de
Clarice Lispector
L'on pourrait égrener beaucoup d'autres noms encore,
Virginia Woolf,
James Joyce,
Katherine Mansfield… sans jamais parvenir, me semble-t-il, à circonscrire la singularité de la plume de
Clarice Lispector, dont le Brésil fut la patrie de langue, de coeur et d'adoption. Bien que n'ayant lu d'elle que
Bonheur clandestin, mince recueil d'une douzaine de
nouvelles sur les quatre-vingt-cinq qu'elle écrivit, j'ai été frappée d'emblée par la beauté de ses phrases, par leur intensité poétique, par leur troublante originalité, mais plus encore, par leur inéluctabilité. Comme pour tout grand écrivain, l'acte d'écrire s'apparente pour elle à un geste existentiel obéissant à une nécessité absolue et cela se ressent lorsqu'on la lit.
« J'écris comme si cela devait permettre de sauver la vie de quelqu'un. Probablement la mienne » disait celle qui, ayant fui dès son plus jeune âge avec sa famille les pogroms et les persécutions antisémites en Ukraine, fut en proie sa vie durant à une angoisse existentielle qu'
elle sublima dans ses écrits et dont elle adoucit les effets grâce à une ironie discrète et mordante. « Écrire est un acte compulsif », expliquait
Clarice Lispector lorsqu'on lui demandait de parler de son oeuvre, ajoutant : « L'acte créateur est une douleur. Il faut un courage fou, effarant.[...] Et l'acte créateur est dangereux : vous pouvez être amené là d'où il n'est pas certain que vous puissiez revenir ».
Proust, qui fit ses classes en pastichant les auteurs qu'il admirait, insiste quant à lui sur le caractère imprévisible de la beauté des phrases des grands écrivains. Ainsi, explique-t-il, « un auteur de
Mémoires d'aujourd'hui voulant faire du
Saint-Simon pourra à la rigueur écrire la première ligne du portrait de Villars : « C'était un assez grand homme brun... avec une physionomie vive, ouverte, sortante », mais quel déterminisme pourra lui faire trouver la seconde ligne qui commence par : « et véritablement un peu folle » » ? J'ai souvent pensé à ce propos de
Proust en lisant
Clarice Lispector.
Chacune de ses
nouvelles, chacun des paragraphes qui les composent, commencent très simplement, presque banalement. N'importe quel bon imitateur pourrait écrire la première ligne du portrait de la bonne dans la nouvelle éponyme : « Ses yeux marron étaient intraduisibles, sans rapport avec l'ensemble du visage. » Mais « quel déterminisme » pour reprendre les mots de
Proust pourra lui faire écrire la suite ? : « Indépendants comme s'ils étaient plantés dans la chair d'un bras et que de là ils nous aient regardé — ouverts, humides. »
Dans la nouvelle Une espérance, alors qu'un fragile insecte se pose sur le bras de la narratrice, celle-ci s'interroge en des termes fort simples :
« Bien embarrassée par sa délicatesse. Je n'ai pas bougé le bras et j'ai pensé : et celle-là maintenant? Qu'est-ce que je dois faire? »
Mais lorsque, une phrase plus loin, nous lisons « Je suis restée absolument tranquille comme si une fleur était née en moi », comment ne pas être subjugué par la beauté sereine, poétique et imprévisible de sa réponse ?
Écrivaine de l'intériorité,
Clarice Lispector n'a pas son pareil pour dire en très peu de mots, sans la moindre ostentation, l'inquiétante étrangeté, en même temps que la fulgurante joie, d'être soi :
« Je sais déjà que c'est seulement d'ici quelques jours que je réussirai à recommencer enfin intégralement ma propre vie. Laquelle, qui sait, n'a peut-être jamais été mienne, sinon au moment de naître, et le reste s'est passé en incarnations. Mais non : je suis une personne. Et quand le fantôme de moi-même m'envahit — alors c'est une telle rencontre joyeuse, une telle fête que, je me permets de le dire, nous pleurons ensemble épaule contre épaule. Ensuite nous essuyons nos larmes heureuses, mon fantôme s'incorpore pleinement en moi, et nous sortons avec une certaine fierté dans le monde. »
Depuis
Près du coeur sauvage, son premier roman paru en 1944, celle que l'on surnomma « la princesse des
lettres portugaises », questionnant inlassablement à partir de l'observation de la vie quotidienne, le rapport de soi à soi ainsi que le rapport de soi à l'autre et au monde, n'a pas fini de nous fasciner. Sa conscience solitaire, inquiète, toujours aux aguets des moments révélateurs, de ces moments qui nous font basculer de l'illusion réconfortante d'être au centre du monde à la découverte, décourageante, et pourtant la seule vraie, que nous n'y sommes pas, mais que nous y avons une place qu'il nous appartient de trouver, n'a pas fini de nous aiguillonner.
Aussi m'apparait-il plus que nécessaire, vital, de faire miens les conseils que
Clarice Lispector prodiguait à sa soeur Tania :
« Respecte-toi plus que les autres, respecte tes exigences, respecte même ce qui est mauvais en toi – respecte surtout ce que tu imagines être mauvais en toi [...] Prends pour toi ce qui t'appartient, et ce qui t'appartient est tout ce que ta vie exige. On dirait une morale amorale. Mais ce qui est véritablement immoral est d'avoir renoncé à soi-même. »