Avec ce huis-clos presque totalement intérieur,
Clarice Lispector, se réinvente sous les traits d'un autre personnage dont on ne connaît que les initiales révélées dans le titre. Qui est G.H. ? D'abord une femme objet. Car avant de vivre sa passion, G.H. vit à rebours de la vie, au point d'être devenue une partie de son propre mobilier, comme un simple portrait placé dans un cadre. Par sa situation, celle d'une femme artiste de la haute bourgeoisie, elle trône dans un très haut appartement carioca détaché du monde. Et par sa fragilité face à la vie, elle se complaît dans cet appartement obscur, comme une caverne en haute montagne où ne passeraient que des ombres de la vie. Elle traversera pourtant là une expérience religieuse qui sera autant une élévation qu'un déclin. Un retour au réel sous forme de redescente au niveau du sol, au niveau du vivant.
La passion est une exaltation intense de l'affectivité et de l'amour. Mais au sens christique, c'est aussi un lent supplice, qui entraîne la mort en vue d'une résurrection. La colline du Corcovado devient donc un nouveau Golgotha, où la croix à soutenir n'est autre que la vision d'une blatte semi-écrasée, éclairée au grand jour dans une pièce réaménagée à l'insu de G.H. par une domestique noire qui est comme son double négatif. le nom de cette bonne, Janair nous est connu dans son intégralité. Cela en fait un personnage vivant et entier, par opposition à G.H. Ce nom, Janair, est aussi étroitement associé à la ville de Janeiro, une ville que la chambre ensoleillée de la bonne permet de contempler par une grande fenêtre lumineuse. Tel Janus, G.H. a deux visages, et Janair est la partie d'elle-même qu'elle ne voulait pas voir, le réel qu'elle avait congédié et qui revient à elle (en elle ?) par le biais de cette pièce découverte alors que l'autre est déjà partie. L'intérieur blanc de cette femme noire vient troubler l'intériorité noire de son employeuse blanche.
Ce jeu de clair-obscur explique pourquoi la passion de G.H. est l'expérience d'une illuminée. Un mysticisme excessif, grotesque, totalement assumé par G.H. et
Lispector, en rupture avec ce que l'on devine être leur pudeur passée. le regard de G.H. se fait ainsi voyeuriste. Baignant dans la lumière hypnotique de la chambre, elle est captivée par la blatte et menace d'être capturée par elle, à la façon de l'axolotl de
Cortazar. Ce transfert enclenche une métamorphose intérieure, une ouverture à la souffrance du vivant qui nous amène au sens religieux de la passion, une passion qui devient donc une « acceptation de la merde » comme aurait dit
Kundera, et donc un renoncement à la beauté kitsch que G.H. recherchait dans sa sculpture et son aménagement intérieur. Elle délaisse la coquille nacrée qu'elle avait créé pour se protéger de la vie et invoque le courage de « se former toute seule comme durcit d'elle-même une croûte, et comme la nébuleuse de feu se refroidit en devenant de la terre » et surtout « de résister à la tentation de m'inventer une forme. »
Ce rejet des formes artificielles, rappelle
Gombrowicz. Comme chez l'auteur polonais, la maturité de G.H. passe par un retour à une immaturité primordiale. le monde de l'enfance, avec sa part de terreur et de faiblesse qui ouvre grand la porte sur le placard des cauchemars où se terre « l'immonde ». Autrement dit la blatte, autrement dit le monde, bien qu'immonde. Sa nausée existentielle amène G.H. à revenir vers ses racines, c'est-à-dire vers ce qui a précédé les constructions mentales de l'être humain. Son enfance retrouvée réécrit à l'échelle individuelle une nouvelle histoire de la religion et de la morale :
« Et ma propre innocence ? Elle me fait mal. Parce que je sais aussi que, d'un point de vue seulement humain, l'innocence c'est d'avoir la cruauté de la blatte envers elle-même en mourant lentement sans souffrance ; dépasser sa souffrance c'est la pire des cruautés. Et cela me fait peur, moi qui suis extrêmement morale. Mais je sais maintenant qu'il me faut avoir un courage bien plus grand : celui d'avoir une autre morale tellement détachée que je ne la comprenne pas moi-même et m'en effraie. »
Cette peur enfantine pousse G.H. à écrire comme un appel à l'aide performatif, puisque par le tutoiement qui l'émaille, sa narration créé elle-même une personne, un lecteur anticipé auquel elle prie et se confie à la fois comme à un Dieu, un parent ou un amant qui doit en tous les cas lui prendre la main, exactement comme on tient un livre.
Ainsi la langue demeure-t-elle simple, voire naïve, tout en exprimant (avec une précision maniaque) des choses très complexes, que le lecteur, G.H. et sans doute
Lispector elle-même ont du mal à saisir. Les circonlocutions de sa langue épousent le mouvement naturel du prédateur autour de la proie qu'il cherche à assimiler, autour de la blatte livrée à la merci du regard. On notera ainsi un certain nombre de répétitions, de ressassement des mêmes idées. Ces auto-paraphrases participent de la forme littéraire ici présente, lentement maturée dans un calme féroce.
Le roman s'écrit donc sur un rythme parfois heurté, achoppant régulièrement sur des phrases énoncées deux fois de suite, tels des psaumes ou des spasmes précédant la dilatation textuelle d'un nouveau chapitre, ce qui renvoie à la fois aux exsudations régulières de matière blanche par la blatte mourante (blanche comme la chambre) et aux efforts de G.H. pour pousser sa pensée aussi loin qu'elle le peut, dépassant ainsi sa faiblesse. La spiritualité et la nature (deo sive natura ?) s'unissent dans cette écriture qui montre que la faiblesse peut être une force irrésistible, une prière comme un abandon au monde, qui résulte de l'accouchement du monde : « je veux le Dieu dans cela qui sort du ventre de la blatte »
Cette blancheur omniprésente et la précision implacable (presque aride) du langage utilisé évoquent un autre épisode de la vie du Christ : la tentation dans le désert. Loin d'écarter la tentation, G.H. y succombera... pour mieux y renoncer. C'est en la tentation qu'elle trouve la résurrection qui est le terme de la passion. Car comme toutes les expériences, celle-ci fait grandir, et fait donc revenir une adulte enrichie de sa chute. Elle a agi pour se rendre compte qu'elle a mal agi, qu'elle n'avait pas besoin d'agir. Sa passion est une connaissance par le négatif, une dépossession temporaire pour appréhender l'envers de ce que ses propriétés ne l'autorisaient pas à voir : Rio, Janair, la vie, le monde, sur lequel elle porte un nouveau regard. Bouc émissaire, agneau sacrificiel, la blatte incarne la catharsis de cette tragi-comédie intérieure aux accents parfois bacchiques, dionysiaques. Purgés de la crainte et de la pitié, les spectateurs (y compris G.H. qui se regarde elle-même) peuvent revenir au monde et reprendre leur vie paisiblement. Loin de l'action et de la révolte des existentialistes les plus agités (du bocal), G.H. va faire le choix d'une forme de non-agir qui revient à se laisser porter par la nature, par sa nature redécouverte, distincte de celle de la blatte. Dans le gai savoir,
Friedrich Nietzsche écrivait :
« on doit pouvoir se perdre soi-même pour quelque temps si l'on veut apprendre quelque chose de ce que l'on n'est pas soi-même. »