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Il respira profondément comme si jusque là il avait été bâillonné. C'était un sentiment doux et puissant : l'homme part et la femme reste. Ainsi probablement devaient être les choses. Se dirigeant vers le ruisseau pour se mouiller le visage, il éprouvait un orgueil paisible. A présent qu'il avait possédé une femme, il trouvait naturel que tout devînt compréhensible, à portée de la main. Grande était la campagne : une multitude de points brillants sur un fond obscur et incertain, à portée de la main l'eau dont le soleil avait fait un dur miroir, et cela devait être ainsi, il approuva la manière d'être de la terre. Sans modestie, comme un homme qui est nu, il savait qu'il était initié. Devant l'eau qui le frappait avec son éclat de faux, tout était à lui, un bonheur étourdi emplit sa tête, il sentait encore dans ses bras le poids que pèse une femme soumise. Initié comme un être qui vit. Même s'il ne devait être rien de plus qu'un être qui vit. Ce fut un instant rare, il le prit ainsi, sans vanité, et avant qu'il s'évanouît, il l'appréhenda de toute son âme, pour qu'elle eût au moins touché à l'immense réalité.
« Que fait-elle toute seule dans la remise ? » pensa-t-il, et que voulait-elle de lui ? Avec une lucidité accrue par le bonheur, il comprit qu'elle attendait de lui un mot et qu'elle lui était attachée par l'ultime espérance. Et qui était-elle ? c'était devenu brusquement important, qui était-elle ? Car s'il avait été prisonnier dans une cellule avec seulement un brin d'herbe à la main, ce brin d'herbe aurait contenu ce qu'un champ entier aurait pu lui apporter. Et s'il avait pris une femme laide et inconnue, une femme entre des milliers de femmes, en elle le monde entier attendait de lui l'espérance. Mais que pourrait-il lui donner à part la miséricorde ? À cet instant, incertain et mal orchestré, pour la première fois s'insinuait en lui le vieux mot de miséricorde. Mais il ne l'entendit pas bien.
Car, en pensant à Ermelinda, il s'était mis à songer à sa femme qui écoutait la radio tandis que le temps s'écoulait, et elle recevait les cadeaux avec un soupir : « À cheval donné on ne regarde pas la bride », disait-elle en soupirant. Et, évoquant sa femme, il se rappela son fils à qui il n'avait plus voulu penser directement. Il pensa à son fils avec une première et honteuse douleur, comme si le fait d'avoir tenu Ermelinda dans ses bras lui avait enfin donné un fils. Ce fils qu'il avait fait avec tant de soin, et qui était si réussi, et qui était si grand pour son âge. (...)
Et, grâce à son fils, l'amour pour le monde l'assaillit. Il était ému de la richesse de ce qui existe, il s'attendrissait sur lui-même, il était si vivant et puissant ! il était si bon ! fort et musclé ! « Je suis de ces gens qui comprennent et pardonnent », oui, il était cela et, ému, il avait la nostalgie de son fils. Le soleil arrêté s'enfonçait toujours plus en lui, l'amour qu'il ressentait pour lui-même le grandit, il ne pouvait plus contenir sa gloire, et son reste de pudeur disparut. Auprès de l'eau scintillante, rien ne lui paraissait impossible. À présent, il était arrivé, grâce à son fils, à une première étape où la douleur était mêlée d'une joie féroce, et la joie était douloureuse ; ce point rapide devait être l'aiguillon de la vie et sa rencontre avec lui-même ; alors, comme l'âme d'un chien aboie, ne pouvant plus se contenir, il dit au ruisseau : ah !
Ah ! dit-il par amour et angoisse et férocité et pitié et admiration et tristesse, et tout cela était sa joie.
Mais pourquoi cela ne lui suffit-il pas ? Pourquoi ne serait-ce pas suffisant de s'exclamer ? Parce que, en fait, il voulait la parole. Tant qu'il serait lui-même, il resterait attaché à sa propre respiration, dans l'attente qu'elle l'unisse à lui-même ; il vivrait avec ce mot sur le bout de la langue, la compréhension presque sur le point de se révéler, dans cette tension qui finit par se confondre avec la vie et qui est elle-même ; il se trouve qu'il cherchait un mot.
Et à présent qu'il connaissait les oscillations d'un amour humain, il n'avait jamais été aussi près de ce mot. Les herbes le faisaient trembler. L'eau le faisait étinceler. Le soleil noir l'exprimait à sa façon. Et la campagne devint plus intense aux yeux de Martin.
Pourquoi alors ne disait-il pas le mot ? Le soleil était arrêté. L'eau éblouie. Martin devant elle. Pourquoi ne le disait-il pas ? Tout était si parfait qu'il était en trop. La dure vitre de l'eau le regardait et il regardait. Et tout était si réverbéré et statique, si complet en soi qu'il ne se mouilla pas le visage, il n'osa pas toucher l'eau et interrompre par son geste la grande immobilité. Tout éclatait de silence. Avec l'odeur d'herbe chaude que le vent apportait du lointain, il respira la révélation en essayant en vain de la penser. Mais le mot, le mot il ne l'avait pas encore. Le pied avec lequel un homme foule, il ne l'avait pas. Il savait que cela avait été fait. (...)
Le soleil retors brûlait sa tête, le rendant tranquille et fou. Alors, sous la vérité du soleil il n'eut plus honte de désirer le maximum. Et au travers de l’amour pour son fils, il décida que le maximum pouvait être atteint grâce à la miséricorde.
Serait-ce là le mot ? Si oui, il ne le comprenait pas. Serait-ce là le mot ? Son cœur battit furieusement, défaillant.
Non pas la miséricorde muée en gentillesse. Mais la profonde miséricorde traduite en action. Parce que, de même que Dieu écrivait droit avec des lignes tortues, au travers des erreurs de l'action jailliraient la grande pitié et l'amour. Puisque l'on a cette capacité étrange : avoir pitié d'un autre homme, comme s'il était d'une espèce à part. Car, à ce moment, il ne voulait plus reconstruire seulement pour lui-même, il voulait reconstruire pour les autres.
Martin avait fini de « découvrir ».
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