Mais heureusement, notre entendement se fait au travers des mots perdus et des mots sans signification ; s'il n'en était pas ainsi, pauvre serait notre compréhension mutuelle.
Il avait à présent tous les sens dont dispose un rat, plus un avec lequel il constatait ce qui lui arrivait : la pensée. C'était la façon la moins dénaturée de s'en servir.
Dégonflé, avec ses lunettes, tout ce qu'il croyait prêt à être dit s'évaporait, à présent qu'il voulait le formuler. Ce qui avait empli ses journées de réalité se réduisait à rien devant l'ultimatum du dire.
Il avançait simplement. Sa tête vide ne lui était plus d'aucun secours. Dans sa marche, il paraissait être guidé uniquement par le fait qu'il était entre terre et ciel. Et ce qui le soutenait c'était l'impersonnalité extraordinaire qu'il avait atteinte, comme un rat dont l'être même est ce qu'il a hérité d'autres rats. Cette impersonnalité, l'homme la maintint en se refrénant légèrement, il savait peut-être que, s'il redevenait lui-même, il tomberait à la renverse.
Pour le moment, l'homme en fuite restait assit sur la pierre parce que, s'il avait voulu, il aurait pu ne pas s'asseoir sur cette pierre.
Un homme dans le noir est un créateur.
Pour chaque homme existe probablement un certain moment non identifiable où il fait plus que flairer : où l'illusion est tellement plus grande qu'il atteint l'ultime véracité du rêve. Où les pierres ouvrent leur cœur de pierre, et les bêtes ouvrent leur secret de chair, et les hommes ne sont plus "les autres", ils sont "nous", et le monde est un éclair que l'on reconnaît comme si on l'avait rêvé ; pour chaque homme, il y a ce moment non identifiable où il accepte d'être la monstrueuse patience de Dieu.
"Et moi, pensa Victoria, qui sait tout, et tout ce que je sais a vieilli dans ma main et est devenu objet."
Quand un homme tombe et qu'il est tout seul dans un champ, il ne sait pas à qui dédier sa chute.
"Tout en étant libres, les hommes sont habitués à être obligés, ne fût-ce que par la manière d'être des autres."