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Critique de Ingannmic


Lucie Blackman a disparu le samedi 1er juillet 2000, à Tokyo, où elle exerçait comme hôtesse de night-club. Sa jeunesse, sa blondeur, et sa nationalité anglaise firent de cette disparition un événement médiatique, qui attira aussitôt dans la capitale japonaise, en même temps que son père Tim et sa soeur Sophie, les correspondants de nombreux journaux étrangers. L'énigme que constitua dans un premier temps l'affaire devint un mystère inexplicable, une histoire protéiforme et sans cohérence, jalonnée d'étranges tournants et d'aléas irrationnels, si déroutante et insaisissable que la raconter peut être considéré une gageure. C'est pourtant ce à quoi Richard Lloyd Parry, qu'elle obsède, contaminant jusqu'à ses rêves, s'attelle dans "Dévorer les ténèbres".
Au moment de la disparition de Lucie, il travaille à Tokyo comme correspondant d'un journal britannique, et connait très bien la ville, y ayant vécu la majeure partie de sa vie d'adulte. Bien que souvent confronté, en tant que reporter de guerre et de catastrophes naturelles, au spectacle de la violence, il affirme que cette histoire, se révélant comme une "trappe dans une pièce familière dissimulant le secret d'existences effrayantes et monstrueuses", l'a confronté pour la première fois à certains aspects de la condition humaine. Avec ce récit, il souhaite défaire Lucie de l'unique image d'une victime érigée en symbole, lui rendre son statut de personne à la fois ordinaire et complexe, faire en sorte que l'on souvienne qu'avant de mourir, elle avait vécu.

Sur la base de témoignages de ses proches (amis et famille), et s'appuyant sur des extraits de son journal intime, il retrace son parcours, celui d'une jeune fille en effet ordinaire, à la fois romantique et coeur d'artichaut, parfois futile mais aussi sensible, bourrée de complexes malgré son apparence soignée et son goût pour les belles choses chères, qui l'amène à s'endetter au-delà du raisonnable. Ses expériences professionnelles de quelques mois à la City puis comme hôtesse de l'air chez British Airways ne lui apportent pas de réel sentiment d'accomplissement, et l'ambiance au sein du foyer familial (elle vit chez sa mère, profondément marquée et aigrie par le départ du père, avec sa soeur et son frère) est souvent très tendue. Aussi lorsque son amie Louise lui propose de partir travailler au Japon, elle accepte cette expérience comme une porte de sortie et l'occasion de renflouer ses finances désastreuses.

Après les désillusions de l'arrivée, notamment en découvrant leur minable logement, les deux amies trouvent un emploi à Roppongi, quartier chaud, cosmopolite et peu raffiné de Tokyo dont les quelques centaines de mètres carrés sont conçus pour pourvoir aux plaisirs et tirer profit des gaijin (étrangers). le Japon déploie dans l'organisation du sexe rémunéré imagination et créativité, des salons de massage aux salles de strip-tease, du sordide au select, tout y est autorisé sauf faire payer une relation sexuelle conventionnelle entre homme et femme.

Le travail d'hôtesse est davantage du domaine social que sexuel. Il consiste à tenir compagnie aux clients, à leur faire la conversation et les faire boire, les divertir et les flatter. Une mission peu gratifiante en somme, mais dénuée de tout danger. Afin de fidéliser leur clientèle, les clubs d'hôtesses incitent par ailleurs ces dernières à obtenir des rendez-vous à l'extérieur, hors leur temps de travail, pour dîner ou déjeuner avec certains de leurs clients réguliers. C'est au cours de l'un de ces dõhan que Lucie disparaît, après avoir téléphoné à Louise pour l'assurer qu'elle serait rentrée en fin de journée.

C'est le départ d'une longue enquête, au départ complétement inefficace, dont Richard Lloyd Parry détaille la succession de ratages, les latences et les rebondissements, les témoignages et les pistes inexploitées, tel ce mystérieux coup de fil d'un homme, reçu par Louise deux jours après la disparition de son amie, indiquant que cette dernière était volontaire. L'affaire piétine, tout semble insurmontable à une police passive et entravée par des procédures absurdement compliquées, qui au départ ne la prend pas au sérieux -il ne s'agit après tout que d'une disparition d'hôtesse de plus- mais qui se voit bientôt contrainte de s'impliquer davantage : Sophie, la soeur de Lucie, et surtout Tim, son père, se démènent pour médiatiser l'affaire, donnant interviews sur interviews, menant sans relâche leurs propres investigations, passant des jours et des nuits à Roppongi. Ils parviennent surtout à attirer l'attention du premier ministre Tony Blair sur l'affaire, dont il s'entretient avec son homologue japonais à l'occasion de sa venue pour le G8.

Richard Lloyd Parry a beaucoup échangé avec la famille de Sophie, et évoque avec autant de sincérité que d'empathie à la fois l'ampleur du traumatisme pour les proches, mais aussi leurs manières, très diverses, d'y faire face, de l'éloquence et de l'arrogant sang-froid d'un Tim qui finit par susciter l'aversion à la douleur spontanée et sincère de Jane, la mère, en passant par l'attitude agressive et sur la défensive de Sophie, dont l'auteur détaille par la suite le long et poignant calvaire pour faire le deuil de sa soeur adorée, et à laquelle elle ressemble tant…

Il fait cohabiter cette dimension humaine, émotionnelle de l'affaire, avec l'enrichissant apport de son analyse sur ses aspects culturels et judiciaires. En nous faisant appréhender le contexte dans lequel s'implante le drame, il nous immerge dans une atmosphère presque romanesque, nous permet de mieux comprendre son caractère exceptionnel, mais aussi les raisons qui ont rendu l'enquête si laborieuse. On apprend ainsi que le système judiciaire japonais est fondé sur l'obtention à tout prix d'aveux, la police disposant de 23 jours pour interroger les suspects, et usant de méthodes d'intimidation psychologique voire physique (mais c'est plus rare), telles que la privation de sommeil ou de nourriture, l'application de de légers coups de pieds ou de claques, le but étant davantage d'humilier que de faire mal. Les policiers japonais ont par conséquent plus d'expérience pour faire avouer que pour enquêter. D'autant plus que ces méthodes sont ancrées dans une culture où le rejet du mensonge, de l'entêtement et de l'insoumission amène la grande majorité des prévenus -presque 100 %- à se confesser.

La faiblesse de sa police, également dû à son incapacité institutionnelle à penser hors des clichés, est d'ailleurs l'un des tabous propres à société japonaise. Mais il faut aussi lui reconnaître un manque de pratique lié aux circonstances. Car Tokyo reste, selon les critères de tous les pays développés comparables, un endroit exceptionnellement sûr. L'auteur confirme ce point, témoin de la rareté des manifestations d'agressivité ou de malveillance, de l'absence de comportements fanfarons ou ostentatoirement virils. Il règne au sein de la société japonaise une réserve et une politesse souvent déstabilisantes pour les étrangers, car elles freinent toute connaissance intime de l'autre et empêchent parfois de le comprendre, compliquent l'appréhender des situations auxquelles on est confronté. Ce décalage est criant lors des descriptions du procès en lien avec la disparition de Lucie : dépassionné, convenu, aride, dénué de toute rhétorique ou d'effets de manche… Cet environnement, sur et pourtant complexe, incite à mettre en sommeil ses instincts de méfiance et de prudence, ainsi que l'a fait la finalement très malchanceuse Lucie en accompagnant sans arrière-pensée son dernier client…

"Dévorer les ténèbres" est donc un récit très riche, et à l'image de cette affaire déroutante, protéiforme et complexe. L'auteur l'aborde par ses multiples ramifications, s'attachant à démontrer comment les événements du passé, l'environnement social et les hasards de la vie concourent à façonner le caractère des individus et à établir les circonstances de rencontres qui parfois révèlent l'existence d'un mal impalpable et invisible.

Sombre et passionnant.
Lien : https://bookin-ingannmic.blo..
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