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EAN : 9782864242482
213 pages
Editions Métailié (06/05/1997)
4.16/5   134 notes
Résumé :
A Lisbonne, une nuit, dans un bar un homme parle à une femme. Ils boivent et l'homme raconte un cauchemar horrible et destructeur : son séjour comme médecin en Angola, au fond de ce "cul de Judas", trou pourri, cerné par une guerre sale et oubliée du monde. Un humour terrible sous-tend cet immense monologue qui parle aussi d'un autre front : les relations de cet homme avec les femmes.
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Critiques, Analyses et Avis (27) Voir plus Ajouter une critique
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Cela faisait longtemps que j'avais envie de découvrir ce livre. Je n'en avais entendu parler qu'en bien ; aussi, mesurerez-vous mieux toute l'étendue de ma déception quand je vous confierai que cette lecture a été un vrai calvaire pour moi. le livre est petit (environ deux cents pages) et pourtant je ne compte plus les fois où j'ai failli le refermer définitivement et à jamais avant d'en avoir atteint la fin.

Il convient, je pense, de préciser que ce que j'exprime ici n'est évidemment que mon avis et ne répond qu'à mes propres critères d'appréciation. Je ne prétends pas qu'ils soient ni fiables ni généralisables. Toutefois, je tiens à distinguer très nettement mes ressentis à propos de la forme et du fond.

Le fond m'a paru extrêmement intéressant et fort : guerre de décolonisation dans un pays d'Afrique au début des années 1970, en l'espèce, l'Angola ; sachant que le pays colonisateur est lui-même un pays dictatorial à l'époque, en l'espèce, le Portugal du non regretté António de Oliveira Salazar (ou tout simplement Salazar) et de son non regretté mais regrettable Estado Novo.

L'auteur fait un portrait féroce, désabusé et violemment anti-dictatorial et anti-colonial. Il dénonce sans ambages la guerre coloniale et le traitement de semi esclavage qui était réservé aux populations angolaises. Il dénonce également l'embrigadement de force de la jeunesse non dorée portugaise dans cette guerre à laquelle les jeunes Portugais ne comprennent pas grand-chose et au nom d'intérêts qui les dépassent. Ils sont amenés à vivre l'enfer et les affres de la boucherie, à se faire exploser sur des mines posées par les rebelles ou tomber sous leurs balles ou encore à crever des suites d'une maladie tropicale bien ragoûtante.

Sur ce plan, ce livre est un modèle du genre, qui se veut probablement, par la vigueur de sa verve et par son ton pessimiste et désabusé, dans la lignée de Voyage Au Bout de la Nuit. Il met aussi le doigt sur le traumatisme et l'inadaptation à la vie normale de ceux qui ont vécu ces années d'atrocités. Sur ce point, le livre m'a rappelé des témoignages que j'ai pu lire ou entendre de vive voix de ceux qui ont vécu le génocide au Rwanda dans la première moitié des années 1990.

Là-dessus, le livre est irréprochable. Il est criant de vérité et il ne fait pas de doute que l'auteur est allé abondamment puiser dans ce qu'il a lui-même vécu en tant que médecin envoyé d'office au front. Mais en ce qui concerne la forme, mes aïeux ! que c'est mal écrit mes pauvres amis ! que c'est pénible et quasi illisible ! Si l'on considère le chemin entre une idée et son expression littéraire comme un fil tendu, alors António Lobo Antunes le tord, l'épaissit, le ramifie, accroche des tas de trucs pelucheux dessus et ça devient un gros boa aux couleurs criardes enroulé au cou de l'idée qu'il prétend véhiculer. Bref, une vraie géhenne pour qui se soucie tant soit peu du style.

Je vais tenter une illustration grammaticale de mon point de vue. Quand vous considérez le nom du groupe sujet, vous lui collez systématiquement à la super glue LOCTITE un adjectif derrière ; ça, à la limite, c'est courant, mais vous lui en adjoignez un aussi devant — question d'équilibre, sans doute ; puis vous n'oubliez surtout pas d'accrocher à cette locomotive ALSTOM un complément du nom, lequel sera également et invariablement lesté d'un ou plusieurs adjectifs qualificatifs. Ensuite vous embrayez deux fois par phrase au moins sur une comparaison avec un quartier de Lisbonne ou un poète portugais du XIXe que vous ne connaissez pas ou des références pléthoriques, inutiles et/ou mal amenées de tableaux de maître, de films muets, de chansons américaines citées in extenso, de sigles propres au régime salazariste ou de noms de maladies longues comme une famille de ténia, et alors, alors seulement, si vous avez de la chance et si l'absence de ponctuation façon Saramago ne vous a pas totalement asphyxié, alors vous risquez de tomber sur le verbe de la phrase. Il faudra ensuite reprendre un peu haleine en haut de l'Alpe d'Huez avant d'aborder le complément d'objet, direct ou indirect, qui vous attend avec quelques dizaines de litres de sauce aux lipides façon HEINZ. (Vous aurez compris que ce paragraphe est une tentative allégée de reconstitution du style de l'auteur.)

En somme, voilà !, c'est ça le style « flamboyant, torrentueux » de Lobo Antunes selon Télérama comme le précise la quatrième de couverture. Moi j'appelle ça juste « mal écrit » et des maladresses d'auteur débutant qu'un éditeur digne de ce nom aurait dû conseiller pour permettre de livrer le véritable potentiel littéraire de cet auteur qui a, je n'en doute pas, de vrais trésors de formule enfouis parmi toute cette poix. Et comme si l'épaisseur de la mélasse n'était pas suffisante, l'auteur utilise un procédé littéraire inutile et lourdingue de pseudo confession à une femme rencontrée dans un bar et qu'il cherche à tout prix à emmener dans son lit.

En fait, j'ai eu l'impression de revivre les affres du Max Havelaar de Multatuli qui lui aussi avait des choses intéressantes et fortes à dire mais qui a utilisé la pire des formes littéraires pour les exprimer. Je ne doute pas, également, que bon nombre des références utilisées par l'auteur perdront leur sens à mesure qu'on avancera dans le temps. (Par exemple, au moment de la sortie du livre, beaucoup de gens connaissaient les chansons de Paul Simon mais je doute que cette référence fasse encore sens longtemps dans de larges portions de la population mondiale. Or, l'auteur nous inflige une page et demie de citation complète et non traduite de ladite chanson ; à mon sens, c'est une faiblesse d'écriture et rien d'autre.)

Donc, j'ai une impression composite à propos de cette oeuvre. Sur le fond, un livre fort et dérangeant qui ne mâche pas ses mots. Sur la forme, un style rococo + + + absolument imbuvable. Si vous aimez l'épure, passez votre chemin. J'imagine que je ne couperai pas aux remarques du genre : « Ouais mais faut le lire en portugais pour pouvoir juger. T'as lu une traduction, c'est pas pareil, ça n'a rien à voir. » etc., etc.

Certes, l'argument vaut ce qu'il vaut ; mais je doute qu'un traducteur, qui plus est en travaillant pour l'éditeur Métailié qui s'est fait une manière de spécialité dans le domaine des auteurs latinos, se permettrait de son propre chef de rendre un style aussi lourd et d'accoler une telle proportion d'adjectifs, sans parler des comparaisons qui n'ont probablement pas été inventées par le traducteur. Je constate également que le portugais est l'une des langues qui se traduit le mieux et le plus fidèlement en français. (Cf. les traductions françaises de Pessoa qui ont obtenu des récompenses portugaises pour leur rendu et leur grande qualité.)

Bref, outre son côté un brin déprimant, à vous de voir si stylistiquement ce livre peut vous convenir. Personnellement, je n'avais lu que des avis positifs et dithyrambiques. J'imagine que, statistiquement, il doit bien y avoir deux ou trois personnes qui ont à peu près la même sensibilité littéraire que moi : elles pourront désormais lire un avis un peu alternatif mais qui, j'en ai bien conscience, ne représente pas grand-chose, un cul de Judas, et encore…
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« On entre chez António Lobo Antunes comme on rentre en religion ».
Cette lecture commune fut une belle découverte et je remercie ici notre petite communauté de Babelpotes sans laquelle l'auteur serait resté pour moi un illustre inconnu. « le cul de Judas » reste une lecture difficile dans son approche, dans ses mots, dans son histoire. Ce roman dénonce l'enrôlement de l'auteur comme jeune appelé médecin durant le conflit colonial qui opposa jusqu'en 1975 le Portugal du dictateur Salazar aux velléités d'indépendance de l'Angola.

Le style d'Antonio Lobo Antunes est noir et brut de décoffrage. Il nous jette en pleine figure ses deux années de service militaire dans un pays africain aux moeurs et à la culture bien opposés au jeune bourgeois portugais qu'il est, habitué aux douceurs de vie de sa capitale Lisbonne où il vit encore chez ses parents. C'est lors d'une rencontre d'un soir, lors d'une de ses beuveries habituelles, qu'il va s'épancher sur ses souvenirs de guerre. Il le fera en compagnie d'une femme rencontrée dans un bar, de la nuit à l'aube. Ce dialogue deviendra rapidement un monologue de 200 pages débordant de souvenirs sanguinolents, d'une violence exceptionnelle, avec des relents fétides de mort et de corps déchiquetés. Un monologue où il sera à la fois narrateur mais aussi héros malgré lui du drame angolais.

Les images d'horreur se mêlant aux odeurs nauséabondes et répugnantes des combats, le flot des mots nous emporte dans un tourbillon d'épouvante et de cruauté. L'ambiance du récit est lourde de vérité, on entend le cri des blessés, l'explosion des combats, les hurlements des femmes violées. On se trouve plongé au fond de l'enfer. António Lobo Antunes avec sa plume devient comme Jérôme Bosch dans son jugement dernier ou Picasso dans son Guernica avec leurs pinceaux, un artiste engagé dans cette quête qui dénonce la brutalité de la guerre dans toutes ses formes qu'elle soit divine ou humaine. L'auteur fait souvent référence à ces peintres de l'impossible à qui l'on peut ajouter les Chagall, Dali et autres Magritte.

Le Cul de Judas est aussi le parcours initiatique d'un jeune homme qui doit au cours de ses deux années de service militaire en Angola devenir un homme comme le pense l'ensemble de sa famille. du zoo de son enfance symbole de son innocence à son retour à Lisbonne comme vétéran traumatisé d'une guerre qu'il n'a pas voulu et surtout qu'il n'a pas eu le courage de dénoncer, on assiste à une métamorphose ratée. le cri du soldat « Putain, putain et putain » repris ensuite par le narrateur tout au long du roman, montre son impuissance à atteindre cette soi-disant forme de maturité humaine. Ce cinglant échec, on le retrouvera dans toutes les guerres qui ont utilisé des jeunes hommes comme chair à canon et qu'on appellera pudiquement pour les militaires revenants d'une confrontation brutale avec la mort : syndrome de stress post-traumatique.

On ne peut pas terminer avec António Lobo Antunes sans parler de cette musicalité qu'il met dans sa prose. Ce léger bruissement donne du rythme à ses mots et nous permet de supporter le chaos des images causé par son éprouvant témoignage. Cette étrange mélodie pourrait presque nous aider à transformer cette laideur en une certaine beauté mais sans tomber dans une fausse ingénuité. Cette musique n'est là que pour nous aider à supporter ce monologue nocturne sorti du cul de judas.

« le Vietnam est une guerre où l'Homme Blanc envoie l'Homme Noir tuer l'Homme Jaune pour garder la terre qu'il a volé à l'Homme Rouge ! »
Citation de Forrest dans Forrest Gump le film (1994)
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Le Cul de Judas eut une portée retentissante à sa sortie en 1979 dans le Portugal post-Salazar. Il raconte en effet avec force le cauchemar que constitua la guerre coloniale (1961-1974) pour le pays. Antonio Lobo Antunes alors tout jeune psychiatre fraîchement marié passa vingt-sept mois de service militaire en Angola comme médecin militaire. Il revint traumatisé dans un pays qui avait entre-temps changé.
le narrateur est dans un bar, ivre d'alcool, de rage et de désespoir. Il raconte à une inconnue le voyage au coeur des ténèbres que fut pour lui son service en Angola. On peut penser à Conrad ou à Céline mais la langue d'Antunes n'a pas d'équivalent et fait toute la puissance du livre. Les phrases sont longues, riches et denses, gorgées d'images saisissantes qui vous embarquent complètement. La réalité crue est transfigurée par une créativité débordante. le ton irrévérencieux, aigre ou cynique traduit sa rage, son mépris et sa solitude.
le roman est un monologue constitué de 23 chapitres intitulés par une lettre de l'alphabet portugais. le narrateur raconte à sa confidente sa guerre de A à Z telle qu'elle lui vient par vagues successives qu'il ressasse. Sa famille confite dans les traditions militaires et le catholicisme ; ses femmes (le mariage à la va vite, la petite fille qui ne le reconnait pas, Sofia une Africaine pleine de vie) ; sa guerre dans toute son horreur vécue comme médecin : les corps torturés, piétinés, amputés, les cadavres amoncelés, les hurlements. Il tourne en dérision les corps vivants déjà morts, celui de sa confidente qui deviendra grosse, le sien futur gros chat châtré. Il parle de ce retour impossible et désespérant dans ce Portugal étroit, figé et poussiéreux qu'il oppose à l'immensité et à la beauté naturelle de l'Angola. le cul de Judas c'est bien sûr le trou pourri dans lequel on l'a jeté mais c'est aussi le cul bien gras de la Mère patrie qui l'a trahi.

Merci Chrystèle de m'avoir fait découvrir Antonio Lobo Antunes.
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Je découvre depuis peu la littérature portugaise.
Après José Saramago et le titre « L'aveuglement » qui lui a valu le prix Nobel de littérature, j'ai eu envie de lire António Lobo Antunes, l'auteur préféré d'une amie sur Babelio. Je remercie mes ami.es Babelionautes pour cette lecture partagée riche d'échanges constructifs.

*
« le cul de Judas » est une oeuvre poignante qui sonne tellement juste que je suis allée voir lire très succinctement la biographie de l'auteur : j'ai appris que António Lobo Antunes avait suivi des études de médecine avec une spécialisation en psychiatrie avant de débuter une carrière d'écrivain. Dans les années 70, il a été envoyé en Angola en tant que médecin et cette expérience de la guerre lui a servi de base pour plusieurs de ces romans, dont « le cul de Judas » publié en 1979.

Dans un style sombre et douloureux, morcelé et écorché, Antonio Lobo Antunes raconte les souvenirs de la guerre coloniale en Angola du point de vue d'un ancien médecin militaire portugais venu y faire son service militaire entre 1971 et 1973.
Le narrateur rencontre une femme dans un bar à Lisbonne et durant toute la nuit, entre boissons et sexe dénué de sens, il décrit la violence meurtrière dont il a été témoin : la souffrance et l'agonie des blessés, les relations détachées et froides avec les autres soldats, l'abus d'alcool, ses liens avec la population locale, avec les femmes.

« Attendez encore un peu, laissez-moi vous enlacer lentement, sentir le battement de vos veines sur mon ventre, la croissance de la vague de désir qui se répand sur notre peau et qui chante, les jambes qui pédalent sur les draps et qui attendent, anxieuses. Laissez la chambre se peupler des sons ténus des gémissements qui cherchent une bouche pour s'y ancrer. Laissez-moi revenir d'Afrique et me sentir heureux, presque heureux, vous caressant les fesses, le dos, l'intérieur frais et doux des jambes, à la fois tendre et ferme comme un fruit. Laissez-moi oublier en vous regardant bien, ce que je n'arrive pas à oublier : la violence meurtrière sur la terre enceinte de l'Afrique, et prenez-moi dans vous quand du cercle de mes prunelles étonnées, tachées du désir de vous dont je suis fait maintenant, surgiront les orbites concaves de faim des enfants des villages noirs, suspendus aux barbelés, tendant vers vos seins blancs, dans le matin de Lisbonne, leurs boîtes en fer rouillées. »

Dans ce long monologue intérieur de 200 pages, il remonte également dans des souvenirs plus lointains, ceux de son enfance et de sa jeunesse dans la Lisbonne salazariste.

« … il pleuvait, et nous allions mourir, nous allions mourir et il pleuvait, il pleuvait, et assis dans la cabine de la camionnette, à côté du chauffeur, le béret sur les yeux, la vibration d'une cigarette infinie à la main, j'ai commencé mon douloureux apprentissage de l'agonie. »

*
En ouvrant la première page du livre, c'est une phrase immense qui m'a cueillie, un flot de mots qui s'écoule et serpente comme un long fleuve impétueux et puissant. J'ai été emportée par sa force, attirée dans les profondeurs de son lit, ballottée dans ses courants qui s'inversent et bondissent sans cesse entre passé et présent, entre l'Angola et Lisbonne.

Ce roman m'a donné l'impression d'être enfermée dans un huis-clos à ciel ouvert : je me suis sentie oppressée par les souvenirs obsessionnels et traumatisants de son personnage que la guerre a détruits ; par ses états d'âme et sa conscience ; par ses valeurs brisées dans la violence sourde, en suspension ; par l'inquiétude et la solitude ambiantes qui posent leur chape de plomb.
L'atmosphère est lourde, dense, tellement immersive que c'est comme si j'entendais le bruit des armes, le silence révolté des morts ; c'est comme si je sentais les odeurs corporelles, celle des corps en décomposition ; c'est comme si je voyais l'inexprimable misère des Angolais ; c'est comme si je me sentais également prisonnière des barbelés du camp militaire, naufragée de mon histoire, engluée dans l'inquiétude et la monotonie de jours sans fin.

Et en même temps, très étrangement, l'écriture de l'auteur, riche en métaphores et figures de style, saturée de couleurs, d'odeurs et de sonorités, crée une ambiance poétique, onirique presque irréelle. Réalité et fantasmes, poésie et macabre, ombre et lumière, sexe et corps suppliciés se mélangent dans de magnifiques flux de conscience.
Mais malgré la beauté du texte, je garde cette impression de pessimisme, de tristesse, de résignation. Dans ce monde, la réalité est angoissante, vertigineuse, cauchemardesque. Il n'y a pas d'espoir, seulement des désillusions et de l'amertume, seulement une béance, un vide.
Vide de sens. Vide d'amour. Vide de sentiments.

« Là, pendant un an, nous sommes morts, non pas de la mort de la guerre qui nous dépeuple soudain le crâne dans un fracas fulminant et laisse autour de soi un désert désarticulé de gémissements et une confusion de panique et de coups de feu, mais de la lente, angoissante, torturante agonie de l'attente, l'attente des mois, l'attente des mines sur la piste, l'attente du paludisme, l'attente du chaque-fois-plus-improbable retour avec famille et amis à l'aéroport ou sur le quai, l'attente du courrier, l'attente de la jeep de la PIDE qui passait hebdomadairement en allant vers les informateurs de la frontière, et qui transportait trois ou quatre prisonniers qui creusaient leur propre fosse, s'y tassaient, fermaient les yeux avec force, et s'écroulaient après la balle comme un soufflé qui s'affaisse, une fleur rouge de sang ouvrant ses pétales sur leur front… »

*
En effet, le style d'Antonio Lobo Antunes est très original et m'a particulièrement plu. Je dirais même que j'ai eu un coup de coeur pour cette écriture très sensorielle, intimiste, violente, crue qui s'affranchit de la syntaxe et de la ponctuation.
Pourtant, ce récit non linéaire et fragmenté m'a demandé des efforts de concentration et un temps d'adaptation. Mais, comme bien souvent, ce sont les livres complexes qui au final se révèlent les plus beaux. J'ai réussi à trouver un rythme, une musicalité dans cette narration inhabituelle faite de longues phrases libres de la ponctuation, d'images et de personnifications, de sauts dans le temps et dans la pensée.

*
Le titre reprend une expression très familière, voire vulgaire, pour évoquer l'Angola et cette région perdue au milieu de nulle part où le narrateur a vécu pendant vingt-cinq mois.
Il fait aussi référence aux sentiments de cet homme qui s'est senti abandonné, isolé, perdu, trahi.

« J'en avais marre, Sofia, et tout mon corps implorait le calme que l'on ne rencontre que dans les corps sereins des femmes, dans la courbure des épaules des femmes où nous pouvons reposer notre désespoir et notre peur, dans la tendresse sans sarcasme des femmes, dans leur douce générosité, concave comme un berceau pour mon angoisse d'homme, mon angoisse chargée de la haine de l'homme seul, le poids insupportable de ma propre mort sur le dos. »

Ainsi, le roman explore la mémoire à travers les souvenirs indélébiles et traumatisants du narrateur, l'identité et la condition humaine, l'isolement et l'aliénation, l'absurdité de la guerre.
L'auteur exprime sa rancoeur face à l'indifférence des politiciens portugais qui n'ont pas hésité à envoyer à la guerre de jeunes soldats tout juste sortis de l'adolescence et à en faire de la chair à canon.

Mais face à l'homme qu'il est devenu, il ne cache pas non plus sa honte, sa culpabilité, son dénuement. Dans un jeu de miroir, l'homme se met littéralement à nu et montre combien il se sent seul, faible, torturé, lâche, médiocre, soumis, démuni face à l'inhumanité, aux maladies, à l'ennui du quotidien qui tuent autant que les combats.

« … nous promenions sur la piste de sable autour de la caserne nos rêves incommunicables, notre angoisse sans forme, nos passés vus par le petit bout de la lorgnette que sont les lettres et les photos gardées au fond des valises, sous le lit : vestiges préhistoriques, à partir desquels nous pouvions concevoir, tel un biologiste examinant une phalange, le monstrueux squelette de notre amertume. »

*
J'ai été sensible aux nombreuses références artistiques et littéraires, Dali, Chagall, Vermeer, Magritte, Bosch, Matisse, … Les images évoquées par les tableaux servent les propos de l'auteur avec justesse.

« … seriez-vous capable de respirer dans un tableau de Bosch, en suffoquant sous les démons, les lézards, les gnomes nés de coquilles d'oeuf, les orbites gélatineuses et effrayées ? »

*
Pour conclure, « le cul de Judas », par sa structure narrative fragmentée, par son style unique, est une expérience littéraire marquante.
Même si ce roman n'a pas été une lecture facile tant par la forme que par les émotions qu'il véhicule, j'ai aimé l'atmosphère intense et introspective, l'écriture visuelle et sensorielle, poétique et imagée.
Une jolie découverte qui donne envie d'aller plus loin et de découvrir ses autres romans pour y retrouver cette puissance narrative.
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À Lisbonne, une nuit, dans un bar, un homme parle à une femme qui lui était jusqu'alors inconnue... Nous allons suivre ce narrateur omniscient dans les méandres d'un long soliloque nocturne et éthylique.
Le titre en dit déjà long... Sans avoir versé dans les saintes écritures des Évangiles, j'avais déjà une vague idée de ce versant retors de l'humanité, voilà qu'une métaphore anatomique vient préciser l'endroit où veut nous entraîner l'auteur et nous donne ainsi le ton.
Entrer dans le cul de Judas, - pardonnez-moi l'expression imagée, c'est comme entrer dans un tableau de Jérôme Bosch avec les odeurs et les effluves qui viennent jusqu'à vous et vous emportent jusqu'au bout de la nuit.
Cet homme a besoin de parler, c'est comme une catharsis. Évoquer son séjour comme médecin en Angola. Parler de ses souvenirs, c'est comme évoquer un cauchemar horrible et destructeur dont on ne revient jamais indemne. Alors il invite cette femme, son interlocutrice d'un soir, dans un voyage à la fois cru et onirique, dans cette tendresse désespérée de la nuit où nous nous apprêtons à écouter son monologue comme des passagers clandestins.
Il n'est pas besoin d'aller chercher très loin la source qui a inspiré ce livre : António Lobo Antunes a écrit le cul de Judas au cours des années qui ont suivi son retour, en 1973, de la guerre coloniale en Angola. Il y a passé vingt-sept mois, tout comme le narrateur, « vingt-sept mois d'esclavage sanglant », il en est revenu vieilli, cynique, désabusé, peut-être mort aussi, en tous cas naufragé à jamais, revenu d'une Afrique mise à feu et à sang, jeté ce soir sur le rivage de ce bar où l'alcool l'aide à délier cette parole vitale comme on tient debout, survivant parmi les cadavres en putréfaction au milieu d'un charnier.
Est-ce ainsi que les hommes rêvent d'amour, apprivoisent le désir, rencontrent le sexe et les guerres puis en reviennent avec comme seul bagage la folie avant d'être anéantis par la mort ?
Le narrateur évoque l'horreur d'un monde, mais le monde n'est pas laid, ce sont les hommes qui s'en arrangent... À quoi tient la fabrique irrationnelle des dictatures, tandis que certains s'y soumettent de bonne grâce ?
Le cul de Judas, c'est la métamorphose d'un homme dans ce monde à la dérive. Un homme qui fut enfant, qui rêva devant les animaux d'un jardin zoologique de Benfica, peut-être fuyait-il déjà les injonctions de ses tantes lui intimant de devenir un homme, un vrai, grandir, partir là-bas jeté dans la poudrière de l'Angola, découvrir les lépreux, les ventres gonflés de faim des enfants immobiles, entrevoir le silence humide des cases, rêver aux corps d'autres femmes, se saigner les doigts sur des barbelés sanglants, enjamber les membres déchiquetés par les mines, être oublié avec les siens, trahi, se sentir passif, résigné, fautif peut-être...
Tout d'abord c'est une écriture au service d'une sidération, une écriture qui m'a envoûté.
C'est une écriture imbibée d'alcools, jonchée de plaies et de furoncles nauséabonds, qui traverse les nuits putrides et tente de comprendre la cruelle inutilité de la souffrance.
Cette écriture, c'est la langue d'António Lobo Antunes, âpre, baroque, sensuelle. Dans chaque mot j'ai senti le sang battre à mes tempes. J'ai vu des processions de fantômes se lever devant moi, des spectres couverts de gangrènes qui revenaient de ce trou perdu, là-bas, oubliés. J'ai entendu les plaintes des soldats agonisants qui reviennent comme des fantômes. J'ai deviné des ténèbres inhabitées, l'insomnie des morts, la peur et le dégoût, le rire répugnant des défunts qui continuera de poursuivre le narrateur du soir au matin jusque dans ses rêves. J'ai entrevu le désir dans des chambres sordides, des lits comme des naufrages, l'abandon des corps comme un remède fugitif à la douleur inexorable qui ne se refermera jamais...
Cette écriture m'a fait penser à celle de Faulkner, de Giono, de Louis-Ferdinand Céline...
Le cul de Judas, c'est une plongée en apnée.
C'est une écriture qui dit la misère et méchanceté obstinée de la guerre, la révolte qui dénonce les exactions d'un régime colonial, c'est une écriture tordue de douleurs, de résignation mais aussi d'indignation, c'est une écriture qui dit aussi l'impossibilité d'aimer.
J'ai vu cet homme d'un soir accroché au bastingage du comptoir, comme un naufragé bousculé par les tangages de sa mémoire, si incertain d'être encore en vie.
Et puis j'ai vu brusquement cette femme africaine, Sofia, qui se tenait debout devant lui, debout parmi les morts et les survivants, comme un soleil d'Afrique, ultime rêve d'un soir, d'une passion brûlée, anéantie, ensevelie dans les décombres du temps.
Cette écriture, comme un long poème en prose, est autant traversée de rage que de lumières.
Entrer dans le cul de Judas, c'est accepter de se perdre dans l'étrange labyrinthe du passé d'un homme qui n'en est jamais revenu.
J'y ai vu un magnifique plaidoyer contre les guerres, les régimes coloniaux, contre la bêtise humaine qui fabrique les dictatures, mais c'est aussi un hymne à l'amour dans cette Afrique miraculeuse, ardente et sacrifiée.
Le cul de Judas, c'est un cri.
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critiques presse (1)
BDGest
27 novembre 2020
Il est des livres qui ont la faculté de vous plonger dans un rêve sans fin, la générosité de vous faire découvrir ces sensations secrètes que chacun porte en soi et que l’habitude nous fait ignorer. La Fin du cuivre est de ceux-là.
Lire la critique sur le site : BDGest
Citations et extraits (79) Voir plus Ajouter une citation
« Ils sont aussi salauds les uns que les autres, docteur, mais qui est en train de se faire baiser la peau c'est nous, ici. Faites un effort pour me trouver une petite maladie comme il faut car j'en ai marre de cette putain de guerre. […] Une maladie, docteur, insistait le lieutenant, anémie, leucémie, rhumatisme, cancer, goitre, une maladie quelconque, une maladie merdique qui me foute à la réserve : qu'est-ce qu'on fait ici ? Vous vous êtes demandé ce qu'on fait ici ? Vous pensez que quelqu'un va vous remercier, eh, non, foutaises, vous pensez que quelqu'un nous remercie ? Par-dessus le marché, voyez ma déveine, j'ai reçu hier une lettre de ma femme qui m'annonçait que la bonne avait demandé son congé, qu'elle s'en était allée, qu'elle a foutu le camp : il n'y avait pas de gars pour la marquer, la nénette, et voilà le résultat. Croyez-moi docteur, une bonniche que le patron ne baise pas, n'arrive pas à s'attacher à une maison. Je lui avais acheté des bas en dentelle noire et des culottes rouges, les couleurs de l'Artillerie, ma femme partait tôt au travail, elle, elle m'apportait le petit déjeuner au lit avec ses bas et sa culotte croquante comme du maïs, elle levait le drap, regardait et disait Ah, mon lieutenant, c'est si grand aujourd'hui. »

J.
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De temps en temps, des visites inattendues arrivaient dans ce trou perdu : des officiers de l'État-Major de Luanda, conservés dans le formol de l'air conditionné, des quinquagénaires sud-africaines qui embrassaient mes malades dans une fureur de rut de ménopause, deux actrices de Revue en train d'agiter à contretemps leurs grosses jambes sur une scène faite de tables, accompagnées par un accordéon exténué ; elles ont dîné au mess des officiers à côté du commandant luisant d'orgueil dont la timidité s'embrouillait dans des sourires d'adolescent pris en faute, pendant que le lieutenant, celui de la bonniche, tournait autour d'elles, flairant leurs décolletés dans une extase muette. L'aumônier, contrit, baissait ses paupières vierges sur sa soupe-bréviaire.
« Quarante ans à accumuler du sperme, calculait le capitaine âgé, en le toisant de loin. Si ce mec jouit, il nous noie tous dans l'eau bénite de ses couilles. »

E.
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Le restaurant du zoo, où l'odeur des bêtes s'insinuait en lambeaux dilués dans le fumet du pot-au-feu, assaisonnant d'une désagréable suggestion de poils de cochon la saveur des pommes de terre et conférant à la viande le goût pelucheux des moquettes, se trouvait rempli, habituellement en doses équivalentes, d'excursionnistes et de mères impatientes, qui éloignaient avec leur fourchette des ballons à la dérive comme des sourires distraits, traînant derrière eux des bouts de ficelle comme les fiancées volantes de Chagall traînent l'ourlet de leurs robes. Des dames âgées vêtues de bleu, des plateaux de gâteaux sur le ventre, offraient des millefeuilles plus poussiéreux que leurs joues feuilletées, poursuivies par le dégoût gluant des mouches. Des chiens squelettiques de retable médiéval hésitaient entre le bout de la chaussure des employés et les saucisses qui dépassaient des assiettes vers le plancher à la façon de doigts superflus, huilés et comme luisants de brillantine. Les bateaux qui pédalaient dans le bassin menaçaient à tout moment d'entrer en voguant par les fenêtres ouvertes, oscillant sur les vagues hostiles des serviettes en papier.
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Peu à peu, l'usure de la guerre, le paysage toujours pareil, de sable et de maigres bosquets, les longs mois tristes de crachin qui jaunissaient le ciel et la nuit d'un même iode que celui des daguerréotypes déteints, tout cela nous avait transformés en des sortes d'insectes indifférents, mécanisés pour un quotidien fait d'attente sans espoir, assis de longs après-midi de suite sur les chaises en planches de tonneaux ou sur les marches de l'ancien poste d'administration en train de fixer du regard les calendriers excessivement lents où les mois s'attardaient avec une lenteur affolante et les jours bissextiles, pleins d'heures, enflaient, immobiles, autour de nous, comme de grands ventres pourris qui nous emprisonnaient sans salut possible. Nous étions des poissons, vous comprenez, des poissons muets dans des aquariums de toile et de métal, simultanément féroces et doux, entraînés à mourir sans protester, à nous coucher sans protester dans les cercueils de l'armée, où l'on nous enfermerait au chalumeau, et où on nous couvrirait du
drapeau national pour nous renvoyer en Europe dans les cales des bateaux, la médaille d'identification dans la bouche pour nous empêcher d'avoir la velléité du moindre cri de révolte.
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À notre arrivée à Luso une jeep est venue nous avertir que le Général ne consentait pas à ce que nous dormions en ville, pour que nous n'exposions pas au mess nos trop évidentes plaies. Nous ne sommes pas des chiens enragés hurlait le lieutenant, comme un fou, à l'envoyé du quartier général de la zone, dites à ce pouilleux de merde que nous ne sommes pas des chiens enragés ; un sous-lieutenant menaçait tout bas de détruire le mess au bazooka. On encule ce foutu mess, mon lieutenant, il ne restera pas un seul salaud pour nous faire chier. Une année au fond d'un trou pourri ne nous donne pas le droit de dormir une nuit dans un lit, arguait l'officier des transmissions, au garde-à-vous, le lieutenant a donné un énorme coup de poing sur le capot de la jeep. Dites à notre Général d'aller se faire enculer. Nous n'étions pas des chiens enragés quand nous sommes arrivés ici, ai-je dit au lieutenant, qui tournait en rond, furieux d'indignation, nous n'étions pas des chiens enragés avant les lettres censurées, les embuscades, les mines, les attaques, le manque de nourriture, de tabac, de rafraîchissements, d'allumettes, d'eau, de cercueils, avant qu'un Berliet vaille plus qu'un homme et avant qu'un homme ne vaille pas plus que trois lignes de journal. Il est mort au combat dans la province d'Angola ; nous n'étions pas des chiens enragés, mais nous n'étions rien pour l'État de sacristie qui se foutait de nous et nous utilisait comme des rats de laboratoire et maintenant, au moins, il a peur de nous, il a si peur de notre présence, de l'imprévisibilité de nos réactions et du remords que nous représentons, qu'il change de trottoir s'il nous aperçoit au loin, il nous évite, il fuit au lieu de faire face à un bataillon ravagé au nom d'idéaux cyniques auxquels personne ne croit, un bataillon ravagé d'avoir défendu l'argent des trois ou quatre familles qui soutiennent le régime.

P.
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